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Islam et Christianisme

3. L’un absolument immédiat : l’enseignement de Plotin

Nul plus que Plotin ne s’est, en effet, efforcé de concevoir l’absolu en terme de pure unité, et cela, en considérant dès le départ que l’unité (le fait d’être un) et la multiplicité sont foncièrement étrangères l’une à l’autre. Certes, Plotin admet qu’elles puissent se combiner, jusqu’à un certain point : il existe bien des êtres qui, tout en présentant une diversité d’aspects ou d’éléments, forment néanmoins des unités ; mais selon cet auteur, l’unité qui les caractérise est alors imparfaite, simple image ou reflet de l’unité véritable. De cette unité véritable, les êtres possèdent bien quelque chose (sinon ils n’auraient aucune unité avec eux-mêmes, ils se dissoudraient en multiplicité pure, en quelque sorte) : comme le dit Plotin, ils en « participent » ou en « procèdent ». Mais ils en demeurent distincts ; l’unité véritable est au-delà d’eux.

Jusque là, la pensée de Plotin ne semble pas poser de problème particulier : il  affirme essentiellement que seul l’absolu est pleinement et vraiment un, ce qui ne paraît guère contestable. Mais le postulat de Plotin, selon lequel unité et multiplicité, en dernière analyse, s’excluent, va le conduire à tirer des conséquences bien plus problématiques, et qui nous intéressent de fort près.

Sa vision des choses conduit en effet Plotin à remonter, par la pensée, d’êtres en êtres, de plus en plus proches de l’origine première, car tout ce qui comporte diversité et médiation internes lui semble non originaire et non véritablement un. Par exemple, en passant du domaine matériel à celui de l’esprit, on s’élève vers plus d’unité ; mais même cette unité plus haute ne satisfait pas Plotin, dans la mesure où elle encore entachée de diversité. Il faut donc s’élever encore. Mais à quoi mène finalement ce mouvement d’ascension, ce que Plotin appelle cette « conversion » ? A un absolu totalement indéterminé, totalement dénué de toute différence interne et par conséquent de toute vie intérieure. De cet absolu, on ne peut en toute rigueur rien dire : toute parole que l’on pourrait énoncer à son sujet serait inadéquate, impropre, en décalage avec l’absolue indifférenciation de son objet. De l’Un (que Plotin appelle aussi le Bien) il n’est pas possible de parler[1]. — Sur ce point encore, il peut sembler que le discours de cet auteur ne pose pas de problème du point de vue du monothéisme révélé : car dans ce dernier aussi, l’on admet qu’aucune parole humaine ne peut saisir et exprimer l’absolu de façon juste. Mais Plotin, poussé par sa logique de l’unité pure excluant toute diversité, est conduit à aller beaucoup plus loin : non seulement l’homme ne peut rien dire de l’absolu, mais l’absolu lui-même ne peut rien penser ni rien dire de lui-même, ni de quoi que ce soit. Il n’a de lui-même aucune connaissance, pas même sous la forme d’une saisie immédiate de soi-même, par auto-intuition (plutôt que par une connaissance « discursive », c’est-à-dire composée d’idées liées entre elles)[2]. On retrouve ce point, pour nous tout à fait capital : l’absolu ainsi conçu n’est pas seulement indicible, mais muet ; et il faut évidemment comprendre que ce mutisme ne réside pas dans la simple absence de verbe physique, mais bel et bien dans la pure et simple absence de toute possibilité d’expression, quelle qu’elle soit, même purement spirituelle. Pourquoi une affirmation si radicale ? Toujours pour la même raison : la moindre intuition de soi-même, la moindre pensée et la moindre parole impliquent une prise de distance par rapport à soi-même, une différenciation interne ; il faut qu’il y ait de l’écart, de la différence entre soi et soi. Mais si tel est le cas, l’on n’a plus affaire à une unité immédiate, compacte, dépourvue de toute diversité : on a affaire, au contraire, à une unité vivante, douée d’intériorité, en relation (c’est-à-dire en médiation) avec elle-même.

Plotin est donc parfaitement logique, et son raisonnement est implacable : si l’on conçoit l’unité comme excluant toute diversité quelle qu’elle soit, alors il faut dire que l’unité absolue est indicible et muette, sans pensée ni sentiment ni volonté d’aucune sorte, dégagée de toute relation non seulement avec le reste, mais encore avec elle-même. Et inversement, si l’absolu pense et parle (que ce soit à d’autres ou à lui-même), alors il ne peut être envisagé comme une unité absolument immédiate (c’est-à-dire : sans médiation ou relation internes)[3].

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Nous devons en tirer, pour notre confrontation entre islam et christianisme, à propos de l’unité de Dieu, un enseignement simple et important. Le Dieu de l’islam s’apparente à l’Un de Plotin, dans la mesure où l’unité qui lui est attribuée est immédiate, ne tolérant pas de diversité ni de différenciation internes (lire un développement d'ordre historique sur les rapports entre le néo-platonisme et la pensée arabo-islamique). Pourtant l’islam affirme en même temps que ce Dieu pense, parle, veut, aime : or cela n’est pas possible, comme Plotin (entre autres) nous aide à le comprendre. On ne peut affirmer les deux à la fois. Il faut choisir entre un Dieu qui est quelqu’un et qui parle, et un Dieu qui est un au sens de l’unité absolument pure et vide.

Le christianisme choisit, lui, la voie qui consiste à voir l’unité de Dieu comme une unité médiate, comprenant une vie et une diversité intérieures : voie qui permet seule de voir aussi Dieu comme un sujet qui parle, pense, veut et aime. Cette voie mène, en dernier ressort, à l’acceptation du dogme de la Trinité ; mais encore faut-il tenter de comprendre comment, et pourquoi, sans brûler les étapes. Car il y a encore du chemin à faire, pour passer de l’idée d’un absolu doué de distance et de vie intérieures, à l’idée de l’absolu comme triplicité de personnes unies en une même nature. Voilà donc l’objet de la suite de notre propos.

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[1]. Cf. Plotin, Ennéades, V, 3, 17-25.
[2] . Ennéades, VI, 7, 38.
[3]. Cf. Claude Bruaire, L'affirmation de Dieu, Paris, Seuil, 1964, p.243 ; p.245 : "(...) Dieu est en soi langage et être déterminé, les deux ne faisant qu'un. L'être absolu, même s'il ne nous dit rien effectivement, est en soi et pour lui-même logos" ; p.250 et passim.

 

 

 

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