Accueil  - La question de la Révélation  -  Islam et modernité  - Le Coran et la science  -  Citations  -  Liens

A propos de l'influence de la pensée néo-platonicienne sur la pensée arabo-islamique

   Lorsque les Arabes découvrirent la philosophie et commencèrent à s'y adonner, au IXe siècle, ils le firent à partir d'un corpus de textes grecs, transmis et traduit par des Syriens (soit du grec à l'arabe directement, soit du grec au syriaque puis du syriaque à l'arabe). Aucun des philosophes arabes, en effet (pas même Avicenne ou Averroës) ne connaissait le grec.
   Or dans ce corpus de textes figuraient, à côté d'oeuvres ou de fragments authentiquement aristotéliciens, des oeuvres qui étaient attribuées à Aristote alors qu'elles n'étaient pas de lui. Deux ouvrages relevant de cette dernière catégorie, qui auront une grande influence sur la pensée arabo-islamique, sont à mentionner en particulier :
- La Théologie, traité attribué à Aristote, alors qu'il s'agit d'une reprise de la pensée de... Plotin (plus précisément, des livres IV à VI de ses Ennéades) !
- Le Liber de Causis, lui aussi attribué à Aristote, alors qu'il s'agit d'une compilation de textes de Proclus (plus précisément de son Elementatio theologica).
   Autrement dit : les penseurs arabo-islamiques se sont appuyés, pour développer leur réflexion philosophique et théologique, sur des traités dont certains étaient d'inspiration directement néo-platonicienne (Plotin et Proclus sont les deux représentants par excellence de ce courant), et cela sans le savoir. Ce qui entraîne une double remarque :
   Premièrement, les penseurs arabo-islamiques ont pris pour la pensée d'Aristote ce qui était, en fait, autre chose. Il ne s'agit pas de les accuser d'une quelconque falsification, puisque l'erreur, semble-t-il bien, ne vient pas d'eux mais des Syriens qui leur transmirent l'héritage philosophique grec. Mais il s'agit de remarquer que cette méprise n'est pas anodine, et comporte des conséquences qui ne touchent pas seulement à l'exactitude historique. En effet, en confondant les thèses de Plotin ou de Proclus avec celles d'Aristote, ils se sont  fermé l'accès à la véritable pensée du Stagirite (qu'ils croyaient connaître) ; du même coup, ils n'ont pu profiter pleinement des ressources de cette dernière, en particulier à propos de la question de l'Un et de l'absolu, comme pourront le faire saint Thomas d'Aquin et, plus tard encore, Hegel. Ils auront tendance à croire que la pensée philosophique en général (Aristote étant alors considéré comme le Philosophe par excellence) ne peut concevoir l'Un autrement qu'à la manière de Plotin, c'est-à-dire comme absolument immédiat et ineffable.
   Deuxièmement,  les penseurs arabo-islamiques seront d'autant moins tentés d'approfondir cette question (celle de l'Un), que la pensée de Plotin, dont ils subissaient l'influence sans le savoir, convenait particulièrement bien avec la représentation de Dieu contenue dans le Coran, au moins sur ce point décisif. Leur livre saint paraissait confirmer les conclusions de la philosophie. En sens inverse, les conclusions de la philosophie leur semblaient confirmer les affirmations de leur livre saint sur l'unité de Dieu et la façon juste de la concevoir. Cette apparente confirmation mutuelle a joué un rôle déterminant, semble-t-il, dans la pensée de al-Kindî, premier philosophe arabo-musulman (v.830-v.870). On en trouve encore la trace chez le dernier, Averroës (Ibn Ruchd), qui soutient que philosophie et foi ont même contenu. Elle peut aussi expliquer pourquoi la pensée philosophique arabo-islamique cessa de progresser et s'éteignit assez rapidement, en se montrant incapable de suivre le nouvel élan donné à la philosophie par les théologiens chrétiens qui dépassèrent le néo-platonisme, et cela justement avec l'aide d'Aristote.
   Il est à noter, en effet, que Averroës fut le seul à voir clairement que, dans la pensée arabo-islamique, la philosophie d'Aristote avait toujours été mêlée de néo-platonisme, et à tenter d'y remédier en revenant à un aristotélisme "pur". On peut considérer qu'il n'y est pas vraiment parvenu (E. Gilson considère qu'"il reste du néoplatonisme même chez Averroës", cf. ouvrage mentionné en bas de page, p.361), mais l'essentiel n'est pas là. Il faut plutôt souligner, comme le fait le même Gilson, qu'en tentant de purifier l'aristotélisme de tout néoplatonisme, Averroës avait conscience "d'exclure de la philosophie ce qui s'accordait le mieux avec la religion". Nous pensons qu'il faut plutôt dire : avec la religion islamique ; car en revenant à un Aristote plus authentique il favorisait  involontairement l'essor de la théologie chrétienne, comme on le vit au siècle suivant (particulièrement avec saint Thomas), et il éteignait, pour ainsi dire, la philosophie et la théologie spéculatives arabo-islamiques (après lui, en effet, le monde islamique, qui ne produisait déjà plus rien depuis longtemps en Orient dans ce domaine, n'engendra plus aucun penseur notable, ni en Espagne ni ailleurs). C'est un fait historique, en tout cas, que Averroës eut beaucoup plus d'audience et d'influence dans le monde chrétien que dans le monde islamique ; ce qui est logique, s'il est vrai, comme nous le pensons, que le néoplatonisme (Plotin) convient plus à l'islam, et Aristote davantage au christianisme.

   En conclusion, la parenté étroite entre représentation islamique de Dieu et conception plotinienne de l'Un existe bel et bien : la pensée conceptuelle peut discerner cette parenté, et l'étude de l'histoire permet de l'expliquer au moins en partie.

Sur cette question, voir par exemple :
- Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-Age, Paris, Payot et Rivages, 19992, p.345.
- Dominique Folscheid, Les grandes dates de la philosophie antique et médiévale, Paris, PUF, coll. "Que sais-Je?", 1996, pp.105-107.

retour à Islam et Christianisme I,3 (l'Un absolument immédiat : l'enseignement de Plotin)

 

Accueil  - La question de la Révélation  -  Islam et modernité  - Le Coran et la science  -  Citations  -  Liens