4. Quelques éléments sur le sens du dogme de la Trinité
Comme nous venons de le dire au terme du
chapitre précédent, il y a une grande distance entre l'idée que la
différenciation n'exclut pas l'unité, et l'idée que cette différenciation doit
aller, en Dieu, jusqu'à la distinction de plusieurs personnes. En effet, à
première vue, l'on peut fort bien adopter la première tout en rejetant fermement
la seconde. Si l'on considère la créature vivante, on voit bien qu'il y a en
elle une diversité rassemblée en une unité, et l'on voit bien que l'unité ne
s'en trouve pas affaiblie mais enrichie et renforcée, comme nous l'avons dit ;
mais on voit aussi que, dans cet être vivant, la diversité ne consiste pas en
une multiplicité de personnes, de sujets, mais en une multiplicité
d'aspects, d'éléments, d'organes. Or n'est-ce pas,
justement, parce qu'ils ne sont pas des personnes, mais seulement des organes,
que ceux-ci se laissent ramener à l'unité ? Si au contraire la diversité va
jusqu'à être celle de personnes ou de sujets, cela ne fait-il pas éclater
l'unité ? Autrement dit : pour que l'unité soit préservée, ne faut-il pas que la
diversité qu'elle inclut soit une diversité de moments transitoires, d'éléments
non autonomes, qui ne se figent pas en des réalités à part entière et
radicalement distinctes ? Ainsi, l'on pourrait admettre que l'unité tolère la
différenciation interne, mais à condition que le différencié n'ait justement pas
la consistance de la personne.
Mais c'est oublier de quel genre de relation des personnes, et
elles seules, sont capables entre elles. Il peut y avoir de l'unité entre des
personnes, et cette unité n'est pas moindre que celle qui peut exister entre les
organes d'un vivant. Elle est même infiniment plus grande. Que la diversité soit
une diversité de personnes, cela ne rend pas impossible l'unité : au contraire,
cela la rend possible, et lui permet d'atteindre son maximum absolu. Voilà ce
que nous allons maintenant découvrir : le Dieu trinitaire est infiniment un, non
pas malgré la diversité de ses Personnes, mais précisément par
elleet grâce à elle.
* * *
Quelques rappels tout d'abord, afin de ne pas se
tromper d'objet, et de faire le point.
Le dogme de la
Trinité est, selon le christianisme, un mystère. Il s'agit donc de
quelque chose que la raison humaine est incapable de découvrir et de comprendre
parfaitement par ses seules forces. Mais si le mystère est "irrationnel", c'est
par excès et non par défaut : il comble la raison, en la saturant d'un
sens infiniment riche et profond. Aussi la raison peut-elle discerner certains
aspects de ce sens tel qu'il s'offre à elle dans la révélation, sans prétendre
pour autant le réduire à un contenu qu'elle pourrait engendrer, et qui serait à
sa mesure.
Il faut préciser ensuite que, selon le dogme
chrétien de la Trinité, Dieu est Père, Fils et Esprit
– et en aucun cas "Dieu, Jésus et Marie"
comme semblent le croire de nombreux musulmans. Cela signifie plus précisément
que Dieu se définit comme trois personnes en une seule et même nature (ou
"substance") : il s'agit d'une diversité comprise en une unité, d'une unité
différenciée en elle-même, et différenciée en des sujets autonomes, non en des
organes ou de simples éléments.
Certains de ces points se trouvent d'ores et déjà éclairés par
l'ensemble des réflexions qui précèdent. Faisons-en rapidement le bilan. a.Dieu est Père, et il est en tant que tel une personne.
Nous l'avons vu, Dieu est source d'une parole éternelle ; en tant que sujet de
parole, il est à envisager comme étant quelqu'un et non pas seulement quelque
chose, une personne et non une simple substance ; et dans la mesure où il
ne crée pas mais engendre cette parole, il est à concevoir comme Père
(sur un mode tout spirituel et non charnel, s'entend). (cf. §1). b.Le Verbe éternel de Dieu est lui-même une personne, de
même nature que le Père. En effet, engendré de toute éternité par le Père,
le Verbe est du même genre ou de la même nature que celui-ci (alors
qu'une créature est d'une autre nature que son créateur). Le Père et ce qu'il
engendre ont une seule et même nature, en et par laquelle ils ne font qu'un.
Mais ce que le Père engendre est alors à concevoir comme une parole vivante,
animée, douée de subjectivité (et non pas une parole comme simple chose inerte)
: en un mot, une personne, un Fils. Ce Fils ou ce Verbe n'est pas
un autre Dieu, ni un autre que Dieu, mais Dieu lui-même exprimé en lui-même.
(cf. §§1 et 2). c.Dieu n'est vivant et parlant que si son absolue unité
avec lui-même est intérieurement différenciée. L'Un qui exclut toute
diversité interne est, en effet, dépourvu de toute vie et incapable de toute
parole. Inversement, vie et parole impliquent la distance au sein même de
l'unité. (cf. §§ 2 et 3).
Ainsi Dieu se présente-t-il comme étant en lui-même relation, et
relation de personne à personne.
A partir de cela peut s'éclairer pour nous la manière selon
laquelle Dieu est un, et conjointement, la nécessité de distinguer en lui
la troisième personne, celle du Saint-Esprit.
* * *
En s'appuyant sur ce qui vient d'être rappelé,
l'on peut dire que la manière selon laquelle Dieu est un n'est pas, à
proprement parler, celle de l'unité, mais celle de l'union. Bien
qu'en tous deux il s'agisse de ce qui est un,
ces deux termes (unité et union) n'ont pas exactement même signification ; le
terme d'union, en effet, paraît exprimer deux dimensions qui ne se trouvent pas
(ou pas nécessairement) dans celui d'unité :
- La dimension de l'acte ou du mouvement, tout d'abord. Le terme d'unité ne dit
l'un que de manière statique, ou purement factuelle : l'unité, au sens strict,
est le simple fait d'être un. Mais le terme d'union suggère l'idée
d'action, et désigne l'un comme le résultat d'un mouvement, plutôt que comme un
fait immédiat. Il s'agit de former une unité, ou (comme le dit bien
l'expression française) de "ne faire qu'un". L'union est l'un envisagé
comme étant à la fois principe et fruit d'une unification - mot dans
lequel résonne à l'évidence la présence d'un agir, d'un faire. C'est ici, comme
on le voit aisément, la notion de Vie qui est directement impliquée ; dans ce
qui est un sur le mode de l'union circule un principe actif, agissant,
inlassablement à l'oeuvre, tout à la fois fort et souple, artisan d'une unité se
faisant, se refaisant et se confirmant sans cesse elle-même. Ainsi il n'y a
d'union que vivante, et il n'y a de vie que sur le mode de l'union.
- La dimension de la diversité ou de la différence, ensuite. Et cela d'une
double manière. D'une part, il n'y a union
que de quelqu'un (ou quelque chose) avec quelqu'un (ou quelque chose)
d'autre. L'union est rassemblement, être-ensemble. S'il n'y a pas diversité
ni différence, mais identité pure, il peut bien y avoir de l'unité : il ne
saurait y avoir d'union. Mais ce n'est pas tout. D'autre part en effet, on ne
s'unit qu'en quelque chose (ou quelqu'un). De même l'on communie avec
quelqu'un en quelque chose ou quelqu'un. Ceux qui sont unis ne le sont
qu'en étant réunis par quelque chose ou quelqu'un qui n'est pas l'un d'eux, mais
un autre encore. Et c'est en celui-ci qu'ils sont unis. Il n'y a union
que si ce qui unifie est distinct de ce qui est unifié : ainsi, en tout vivant,
les divers éléments sont unis en quelque chose d'autre qu'eux ; et c'est par
leur commun accueil en lui qu'ils "ne font plus qu'un". Si l'on oublie cette
dimension de l'union en..., et si l'on veut que, dans l'union,
interviennent seulement les éléments à unir, alors il n'y a que l'un et l'autre,
dans un face à face immédiat : plutôt que l'union de l'un et de l'autre, c'est
leur identification, leur fusion qui aura lieu. Et par là s'effacera
l'union au profit de la muette et morte unité.
L'Un n'est vivant et source de parole que s'il
est un sur le mode de l'union, et non de l'unité. Mais l'union signifie : être
un avec un autre, et être un avec lui en un autre encore. Ainsi
l'union semble-t-elle bien requérir trois termes : l'un, l'autre, et ce en quoi
ils ne font qu'un. Un nouveau pas semble franchi, par là, en direction de la
reconnaissance du sens profond de l'idée de Trinité. Dès maintenant cette idée,
sans perdre son caractère de mystère, a cessé de paraître absurde et
contradictoire. Elle s'éclairera davantage encore par la considération de Dieu
comme Amour, qui englobe et parachève ce qui a été dit jusqu'à présent.
* * *
L'amour, en effet, peut et doit être envisagé
comme l'accomplissement de la simple vie, dans la mesure où il est union
parfaitement accomplie. Car l'amour implique tout ensemble la plus nette
distinction de ce qui aime et de ce qui est aimé et leur plus profonde
unification en un troisième. C'est
pourquoi le dogme chrétien de la Trinité est indissociable de la compréhension
de Dieu comme étant non seulement celui qui aime sa créature et qui doit être
aimé de celle-ci, mais encore celui qui est l'amour même, celui dont
l'être même consiste de fond en comble dans l'amour. Considérons donc
attentivement ces deux points pour finir :
Distinction
Dieu, esprit absolu, se pense et se connaît en et par sa
Parole éternelle. Mais se connaissant, il s'aime : il se connaît, en
effet, comme l'être absolu et parfait, c'est-à-dire comme le suprême objet
d'amour. Nul plus que Dieu n'est capable d'aimer, et nul plus que lui
n'est digne d'être aimé. Ainsi l'amour de soi est le coeur de la vie
intérieure de Dieu. Mais il faut aussitôt préciser que cet amour de soi ne peut
consister en une simple complaisance en soi-même, une clôture sur un
soi-même immédiat et excluant la différence. L'amour est partage, oubli de soi
et don de soi : il est tout entier tourné vers l'autre, sortie hors de soi vers
l'autre. Or cela suppose la distinction réelle de l'aimant et de l'aimé,
l'autonomie de leurs existences respectives [1].
Sinon, de quoi s'agit-il ? Non d'amour, mais de quelque chose qui relève de
l'égoïsme, ou même d'une sorte d'autisme. Si l'amour pour soi-même n'est pas
médiatisé et comme justifié par l'amour pour un autre que soi, il n'y a pas de
partage, mais une possession jalouse et exclusive ; non l'oubli de soi mais
l'obsession de soi ; non le don de soi mais le refus de toute abnégation, de
toute générosité. C'est exactement ainsi, sans doute, que le diable
"s'aime" : en se regardant comme celui à qui tout est dû, et qui ne doit
lui-même rien à personne, en exigeant que l'on s'offre à lui mais en ne se
consacrant lui-même à personne. Le diable "s'aime" en ce sens qu'il veut tout
pour lui, qu'il reçoit uniquement mais jamais ne donne. Évidemment tout autre
est l'amour de Dieu pour lui-même ; et la différence infinie qui sépare cet
amour vrai de sa caricature diabolique, réside tout entière dans la présence et
la médiation de l'autre.
Mais il faut encore préciser. Non seulement l'amour n'est possible
que de l'un pour l'autre, comme union de l'un et de l'autre, mais il n'est
possible que comme une union librement acceptée et voulue. Seul un sujet
libre peut aimer, car l'amour est oubli volontaire de soi et souci
délibéré pour autrui ; en outre seul celui qui fait preuve de telles
dispositions, c'est-à-dire celui qui aime, est lui-même digne d'être aimé ; et
ainsi seul un sujet libre est digne d'être aimé. Aimer, c'est vouloir librement
que l'autre soit lui-même libre ; c'est vouloir l'autre comme un sujet autonome
et distinct, source de don. Or un sujet libre, doué de pensée et de volonté
propres, source de décision, un sujet capable de dire "je" (je t'aime),
cela s'appelle une personne.
Il n'y a d'amour possible qu'entre des personnes distinctes, qui
veulent et approuvent chacune l'existence de l'autre comme personne
distincte, et n'aspirent en aucun cas à une pure fusion qui abolirait l'amour en
même temps que la distance. Il n'y a donc d'amour de soi véritable qu'en
un soi abritant une diversité de personnes. Ainsi s'éclaire pour nous l'idée
chrétienne selon laquelle il faut distinguer en Dieu plusieurs personnes
(lire quelques
belles lignes de F. Varillon sur ces points).
Union Rien n'est plus uni, rien ne fait plus un que des
personnes qui s'aiment. Dans l'amour seulement advient la perfection de l'être-un,
du "ne faire qu'un". Dans l'amour seulement existe l'indivisibilité,
l'inséparabilité véritables : cela, non pas parce qu'il n'y aurait en lui aucune
différence ni diversité, et donc rien à diviser ni rien à séparer
(comme c'est le cas du point géométrique, ou de l'Un plotinien), mais parce
qu'il y a une diversité dont la cohésion est infinie. Le simple fait de
discerner ces deux modes de l'indivisibilité, et de reconnaître combien le
second l'emporte sur le premier, aide considérablement à accueillir le sens
profond du dogme chrétien de la Trinité, pensons-nous. Cela permet en
particulier de comprendre que la distinction des personnes, et donc la distance
entre elles, ne sont pas des obstacles à l'unité, et encore moins ce qui la
rendrait impossible, mais sont au contraire les conditions même de l'unité
la plus absolue qui soit. Redisons-le : seules des personnes sont capables du
don total et réciproque de soi (qui définit l'amour) ; seul le don total et
réciproque de soi (l'amour) engendre, entre ceux qui l'accomplissent, une cohésion absolue
sans réserve ni faille ; et seule une telle cohésion forme une unité vivante.
Et ici se précise encore la nécessité de ne pas en rester à un
simple face à face entre deux personnes, pour se représenter adéquatement
la vie intérieure de Dieu. Si c'était le cas en effet, il y aurait bien union
des personnes divines, mais le lien même qui les unit, quelle "place"
faudrait-il lui reconnaître ? Si Dieu était seulement Père et Fils, le
Père aimerait le Fils, le Fils aimerait le Père, mais cet amour lui-même
demeurerait comme un troisième terme étranger, extérieur, autre que Dieu : en
somme, Dieu éprouverait de l'amour mais il ne serait pas l'amour
même. Il en irait de lui comme des personnes humaines, qui certes peuvent
éprouver l'amour, mais sans que leur être même ne consiste en lui. Mais pour
Dieu, l'amour ne peut être quelque chose d'extérieur à lui, dont il aurait
besoin. C'est pourquoi le christianisme dit non seulement que Dieu aime, mais
qu'il est l'amour même ; aussi est-il pleinement intérieur à Dieu,
et Dieu ne sort-il pas de lui-même en l'éprouvant. L'Esprit-Saint est cette
relation d'amour elle-même comme personne, dont "le propre est d'être le commun
des deux autres personnes", comme le dit Saint-Augustin (lire
un autre passage de F. Varillon sur ce point).
* * *
On voit donc combien l'idée d'"association", avancée par l'islam,
est étrangère à la vision chrétienne de Dieu. Croire que Dieu est Père,
Fils et Esprit, ce n'est en aucun cas joindre à Dieu autre chose que lui,
par un acte extérieur ; tout au contraire, cela signifie : reconnaître
que Dieu est animé intérieurement de vie et d'amour, en et pour
lui-même.
[1] C'est sans doute ce
que n'a pas vu Aristote, en sa conception d'un dieu se désirant lui-même et
jouissant de lui-même. Cf. Métaphysique, L, 7 et 9.