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Islam et Christianisme

4. Quelques éléments sur le sens du dogme de la Trinité

   Comme nous venons de le dire au terme du chapitre précédent, il y a une grande distance entre l'idée que la différenciation n'exclut pas l'unité, et l'idée que cette différenciation doit aller, en Dieu, jusqu'à la distinction de plusieurs personnes. En effet, à première vue, l'on peut fort bien adopter la première tout en rejetant fermement la seconde. Si l'on considère la créature vivante, on voit bien qu'il y a en elle une diversité rassemblée en une unité, et l'on voit bien que l'unité ne s'en trouve pas affaiblie mais enrichie et renforcée, comme nous l'avons dit ; mais on voit aussi que, dans cet être vivant, la diversité ne consiste pas en une multiplicité de personnes, de sujets, mais en une multiplicité d'aspects, d'éléments, d'organes. Or n'est-ce pas, justement, parce qu'ils ne sont pas des personnes, mais seulement des organes, que ceux-ci se laissent ramener à l'unité ? Si au contraire la diversité va jusqu'à être celle de personnes ou de sujets, cela ne fait-il pas éclater l'unité ? Autrement dit : pour que l'unité soit préservée, ne faut-il pas que la diversité qu'elle inclut soit une diversité de moments transitoires, d'éléments non autonomes, qui ne se figent pas en des réalités à part entière et radicalement distinctes ? Ainsi, l'on pourrait admettre que l'unité tolère la différenciation interne, mais à condition que le différencié n'ait justement pas la consistance de la personne.
   Mais c'est oublier de quel genre de relation des personnes, et elles seules, sont capables entre elles. Il peut y avoir de l'unité entre des personnes, et cette unité n'est pas moindre que celle qui peut exister entre les organes d'un vivant. Elle est même infiniment plus grande. Que la diversité soit une diversité de personnes, cela ne rend pas impossible l'unité : au contraire, cela la rend possible, et lui permet d'atteindre son maximum absolu. Voilà ce que nous allons maintenant découvrir : le Dieu trinitaire est infiniment un, non pas malgré la diversité de ses Personnes, mais précisément par elle et grâce à elle.

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   Quelques rappels tout d'abord, afin de ne pas se tromper d'objet, et de faire le point.
   Le dogme de la Trinité est, selon le christianisme, un mystère. Il s'agit donc de quelque chose que la raison humaine est incapable de découvrir et de comprendre parfaitement par ses seules forces. Mais si le mystère est "irrationnel", c'est par excès et non par défaut : il comble la raison, en la saturant d'un sens infiniment riche et profond. Aussi la raison peut-elle discerner certains aspects de ce sens tel qu'il s'offre à elle dans la révélation, sans prétendre pour autant le réduire à un contenu qu'elle pourrait engendrer, et qui serait à sa mesure.
   Il faut préciser ensuite que, selon le dogme chrétien de la Trinité, Dieu est Père, Fils et Esprit et en aucun cas "Dieu, Jésus et Marie" comme semblent le croire de nombreux musulmans. Cela signifie plus précisément que Dieu se définit comme trois personnes en une seule et même nature (ou "substance") : il s'agit d'une diversité comprise en une unité, d'une unité différenciée en elle-même, et différenciée en des sujets autonomes, non en des organes ou de simples éléments.
   Certains de ces points se trouvent d'ores et déjà éclairés par l'ensemble des réflexions qui précèdent. Faisons-en rapidement le bilan.
   a. Dieu est Père, et il est en tant que tel une personne. Nous l'avons vu, Dieu est source d'une parole éternelle ; en tant que sujet de parole, il est à envisager comme étant quelqu'un et non pas seulement quelque chose, une personne et non une simple substance ; et dans la mesure où il ne crée pas mais engendre cette parole, il est à concevoir comme Père (sur un mode tout spirituel et non charnel, s'entend). (cf. §1).
   b. Le Verbe éternel de Dieu est lui-même une personne, de même nature que le Père. En effet, engendré de toute éternité par le Père, le Verbe est du même genre ou de la même nature que celui-ci (alors qu'une créature est d'une autre nature que son créateur). Le Père et ce qu'il engendre ont une seule et même nature, en et par laquelle ils ne font qu'un. Mais ce que le Père engendre est alors à concevoir comme une parole vivante, animée, douée de subjectivité (et non pas une parole comme simple chose inerte) : en un mot, une personne, un Fils. Ce Fils ou ce Verbe n'est pas un autre Dieu, ni un autre que Dieu, mais Dieu lui-même exprimé en lui-même. (cf. §§1 et 2).
   c. Dieu n'est vivant et parlant que si son absolue unité avec lui-même est intérieurement différenciée. L'Un qui exclut toute diversité interne est, en effet, dépourvu de toute vie et incapable de toute parole. Inversement, vie et parole impliquent la distance au sein même de l'unité. (cf. §§ 2 et 3).
   Ainsi Dieu se présente-t-il comme étant en lui-même relation, et relation de personne à personne.
   A partir de cela peut s'éclairer pour nous la manière selon laquelle Dieu est un, et conjointement, la nécessité de distinguer en lui la troisième personne, celle du Saint-Esprit.

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   En s'appuyant sur ce qui vient d'être rappelé, l'on peut dire que la manière selon laquelle Dieu est un n'est pas, à proprement parler, celle de l'unité, mais celle de l'union. Bien qu'en tous deux il s'agisse de ce qui est un, ces deux termes (unité et union) n'ont pas exactement même signification ; le terme d'union, en effet, paraît exprimer deux dimensions qui ne se trouvent pas (ou pas nécessairement) dans celui d'unité :
- La dimension de l'acte ou du mouvement, tout d'abord. Le terme d'unité ne dit l'un que de manière statique, ou purement factuelle : l'unité, au sens strict, est le simple fait d'être un. Mais le terme d'union suggère l'idée d'action, et désigne l'un comme le résultat d'un mouvement, plutôt que comme un fait immédiat. Il s'agit de former une unité, ou (comme le dit bien l'expression française) de "ne faire qu'un". L'union est l'un envisagé comme étant à la fois principe et fruit d'une unification - mot dans lequel résonne à l'évidence la présence d'un agir, d'un faire. C'est ici, comme on le voit aisément, la notion de Vie qui est directement impliquée ; dans ce qui est un sur le mode de l'union circule un principe actif, agissant, inlassablement à l'oeuvre, tout à la fois fort et souple, artisan d'une unité se faisant, se refaisant et se confirmant sans cesse elle-même. Ainsi il n'y a d'union que vivante, et il n'y a de vie que sur le mode de l'union.
- La dimension de la diversité ou de la différence, ensuite. Et cela d'une double manière. D'une part, il n'y a union que de quelqu'un (ou quelque chose) avec quelqu'un (ou quelque chose) d'autre. L'union est rassemblement, être-ensemble. S'il n'y a pas diversité ni différence, mais identité pure, il peut bien y avoir de l'unité : il ne saurait y avoir d'union. Mais ce n'est pas tout. D'autre part en effet, on ne s'unit qu'en quelque chose (ou quelqu'un). De même l'on communie avec quelqu'un en quelque chose ou quelqu'un. Ceux qui sont unis ne le sont qu'en étant réunis par quelque chose ou quelqu'un qui n'est pas l'un d'eux, mais un autre encore. Et c'est en celui-ci qu'ils sont unis. Il n'y a union que si ce qui unifie est distinct de ce qui est unifié : ainsi, en tout vivant, les divers éléments sont unis en quelque chose d'autre qu'eux ; et c'est par leur commun accueil en lui qu'ils "ne font plus qu'un". Si l'on oublie cette dimension de l'union en..., et si l'on veut que, dans l'union, interviennent seulement les éléments à unir, alors il n'y a que l'un et l'autre, dans un face à face immédiat : plutôt que l'union de l'un et de l'autre, c'est leur identification, leur fusion qui aura lieu. Et par là s'effacera l'union au profit de la muette et morte unité.

   L'Un n'est vivant et source de parole que s'il est un sur le mode de l'union, et non de l'unité. Mais l'union signifie : être un avec un autre, et être un avec lui en un autre encore. Ainsi l'union semble-t-elle bien requérir trois termes : l'un, l'autre, et ce en quoi ils ne font qu'un. Un nouveau pas semble franchi, par là, en direction de la reconnaissance du sens profond de l'idée de Trinité. Dès maintenant cette idée, sans perdre son caractère de mystère, a cessé de paraître absurde et contradictoire. Elle s'éclairera davantage encore par la considération de Dieu comme Amour, qui englobe et parachève ce qui a été dit jusqu'à présent.

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   L'amour, en effet, peut et doit être envisagé comme l'accomplissement de la simple vie, dans la mesure où il est union parfaitement accomplie. Car l'amour implique tout ensemble la plus nette distinction de ce qui aime et de ce qui est aimé et leur plus profonde unification en un troisième. C'est pourquoi le dogme chrétien de la Trinité est indissociable de la compréhension de Dieu comme étant non seulement celui qui aime sa créature et qui doit être aimé de celle-ci, mais encore celui qui est l'amour même, celui dont l'être même consiste de fond en comble dans l'amour. Considérons donc attentivement ces deux points pour finir :

 Distinction
    Dieu, esprit absolu, se pense et se connaît en et par sa Parole éternelle. Mais se connaissant, il s'aime : il se connaît, en effet, comme l'être absolu et parfait, c'est-à-dire comme le suprême objet d'amour. Nul plus que Dieu n'est capable d'aimer, et nul plus que lui n'est digne d'être aimé. Ainsi l'amour de soi est le coeur de la vie intérieure de Dieu. Mais il faut aussitôt préciser que cet amour de soi ne peut consister en une simple complaisance en soi-même, une clôture sur un soi-même immédiat et excluant la différence. L'amour est partage, oubli de soi et don de soi : il est tout entier tourné vers l'autre, sortie hors de soi vers l'autre. Or cela suppose la distinction réelle de l'aimant et de l'aimé, l'autonomie de leurs existences respectives [1]. Sinon, de quoi s'agit-il ? Non d'amour, mais de quelque chose qui relève de l'égoïsme, ou même d'une sorte d'autisme. Si l'amour pour soi-même n'est pas médiatisé et comme justifié par l'amour pour un autre que soi, il n'y a pas de partage, mais une possession jalouse et exclusive ; non l'oubli de soi mais l'obsession de soi ; non le don de soi mais le refus de toute abnégation, de toute générosité. C'est exactement ainsi, sans doute, que le diable "s'aime" : en se regardant comme celui à qui tout est dû, et qui ne doit lui-même rien à personne, en exigeant que l'on s'offre à lui mais en ne se consacrant lui-même à personne. Le diable "s'aime" en ce sens qu'il veut tout pour lui, qu'il reçoit uniquement mais jamais ne donne. Évidemment tout autre est l'amour de Dieu pour lui-même ; et la différence infinie qui sépare cet amour vrai de sa caricature diabolique, réside tout entière dans la présence et la médiation de l'autre.
   Mais il faut encore préciser. Non seulement l'amour n'est possible que de l'un pour l'autre, comme union de l'un et de l'autre, mais il n'est possible que comme une union librement acceptée et voulue. Seul un sujet libre peut aimer, car l'amour est oubli volontaire de soi et souci délibéré pour autrui ; en outre seul celui qui fait preuve de telles dispositions, c'est-à-dire celui qui aime, est lui-même digne d'être aimé ; et ainsi seul un sujet libre est digne d'être aimé. Aimer, c'est vouloir librement que l'autre soit lui-même libre ; c'est vouloir l'autre comme un sujet autonome et distinct, source de don. Or un sujet libre, doué de pensée et de volonté propres, source de décision, un sujet capable de dire "je" (je t'aime), cela s'appelle une personne.
   Il n'y a d'amour possible qu'entre des personnes distinctes, qui veulent et approuvent  chacune l'existence de l'autre comme personne distincte, et n'aspirent en aucun cas à une pure fusion qui abolirait l'amour en même temps que la distance.  Il n'y a donc d'amour de soi véritable qu'en un soi abritant une diversité de personnes. Ainsi s'éclaire pour nous l'idée chrétienne selon laquelle il faut distinguer en Dieu plusieurs personnes (lire quelques belles lignes de F. Varillon sur ces points).

Union
   Rien n'est plus uni, rien ne fait plus un que des personnes qui s'aiment. Dans l'amour seulement advient la perfection de l'être-un, du "ne faire qu'un". Dans l'amour seulement existe l'indivisibilité, l'inséparabilité véritables : cela, non pas parce qu'il n'y aurait en lui aucune différence ni diversité, et donc rien à diviser ni rien à séparer (comme c'est le cas du point géométrique, ou de l'Un plotinien), mais parce qu'il y a une diversité dont la cohésion est infinie. Le simple fait de discerner ces deux modes de l'indivisibilité, et de reconnaître combien le second l'emporte sur le premier, aide considérablement à accueillir le sens profond du dogme chrétien de la Trinité, pensons-nous. Cela permet en particulier de comprendre que la distinction des personnes, et donc la distance entre elles, ne sont pas des obstacles à l'unité, et encore moins ce qui la rendrait impossible, mais sont au contraire les conditions même de  l'unité la plus absolue qui soit. Redisons-le : seules des personnes sont capables du don total et réciproque de soi (qui définit l'amour) ; seul le don total et réciproque de soi (l'amour) engendre, entre ceux qui l'accomplissent, une cohésion absolue sans réserve ni faille ; et seule une telle cohésion forme une unité vivante.
   Et ici se précise encore la nécessité de ne pas en rester à un simple face à face entre deux personnes, pour se représenter adéquatement la vie intérieure de Dieu. Si c'était le cas en effet, il y aurait bien union des personnes divines, mais le lien même qui les unit, quelle "place" faudrait-il lui reconnaître ?  Si Dieu était seulement Père et Fils, le Père aimerait le Fils, le Fils aimerait le Père, mais cet amour lui-même demeurerait comme un troisième terme étranger, extérieur, autre que Dieu : en somme, Dieu éprouverait de l'amour mais il ne serait pas l'amour même. Il en irait de lui comme des personnes humaines, qui certes peuvent éprouver l'amour, mais sans que leur être même ne consiste en lui. Mais pour Dieu, l'amour ne peut être quelque chose d'extérieur à lui, dont il aurait besoin. C'est pourquoi le christianisme dit non seulement que Dieu aime, mais qu'il est l'amour même ; aussi est-il pleinement intérieur à Dieu, et Dieu ne sort-il pas de lui-même en l'éprouvant. L'Esprit-Saint est cette relation d'amour elle-même comme personne, dont "le propre est d'être le commun des deux autres personnes", comme le dit Saint-Augustin (lire un autre passage de F. Varillon sur ce point).

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   On voit donc combien l'idée d'"association", avancée par l'islam, est étrangère à la vision chrétienne de Dieu.  Croire que Dieu est Père, Fils et Esprit, ce n'est en aucun cas joindre à Dieu autre chose que lui, par un acte extérieur ; tout au contraire, cela signifie : reconnaître que Dieu est animé intérieurement de vie et d'amour, en et pour lui-même.

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[1] C'est sans doute ce que n'a pas vu Aristote, en sa conception d'un dieu se désirant lui-même et jouissant de lui-même. Cf. Métaphysique, L, 7 et 9.

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