Conclusion de la première partie : Qui donc associe à
Dieu autre chose que Lui ?
Ainsi se présentent les principaux
enjeux d'une réflexion sur la question de la Trinité et de l'unicité de Dieu :
- Le statut de la Parole de Dieu : cette Parole ne
peut être envisagée que comme étant engendrée par Dieu ; sinon, elle ne
pourra être vue que comme une créature, ce que l'islam lui-même ne saurait
admettre.
Or étant engendrée (et non pas créée), la parole de Dieu est de
même nature que sa source : cela conduit à voir le rapport entre Dieu et sa
Parole comme analogue au rapport entre Père et Fils, et du même coup, cela
conduit à reconnaître en Dieu l'existence d'une différenciation interne.
Plus précisément enfin, la Parole de Dieu doit être quelqu'un,
une personne : car comment une parole qui serait seulement quelque
chose pourrait-elle être l'Expression de soi de l'Absolu ?
- Ce que signifie être Un : l'Un véritable est
union et unification parfaites, ce qui ne s'accomplit que par le don
total de soi de personnes les unes aux autres ; ainsi seulement l'Un a
une vie intérieure (davantage : il est la vie même), et ainsi
seulement il est amour. Sinon, Dieu ne sera "un" qu'à la manière d'une
unité sèche, vide, morte et muette : ce que l'islam ne peut admettre, alors
même que son refus de toute distinction interne en Dieu l'empêche de le
concevoir autrement.
On peut, pour achever de faire voir
toute l'importance de cette discussion, revenir brièvement sur la question de
"l'association" soulevée par l'islam. Comme on le sait, le Coran signale
comme une très grave faute le fait d'"associer" à Dieu des êtres autres que lui,
et d'accorder à ceux-ci une part de l'adoration qui, en vérité, n'est due qu'à
Dieu seul. C'est le christianisme qui est évidemment visé par un tel reproche :
cette religion aurait vicié la pureté absolue de Dieu, en ne l'isolant pas de
façon absolue de tout ce qui n'est pas lui, en ne le séparant pas radicalement
de l'ordre du créé. Et cela de deux façons : en attribuant à Dieu un Fils
éternel (c'est alors le dogme de la Trinité qui est vu comme source
d'"associationnisme") [1], en divinisant de
simples créatures (Jésus et Marie : c'est alors surtout le dogme de
l'Incarnation qui est visé) [2] ; mais comme
il s'agit, dans cette partie de notre propos, de Dieu et de sa parole éternelle,
nous nous en tiendrons ici au premier de ces deux aspects : le christianisme
aurait donc indûment associé à Dieu autre chose que lui, en son éternité même.
L'islam, au contraire, aurait remis les choses à leur vraie place : il aurait
rétabli Dieu dans son altérité infinie, dans sa dignité excluant toute
comparaison, et repoussé clairement tout ce qui n'est pas lui dans l'ordre du
créé. Ainsi la confusion, l'indistinction, le mélange blasphématoire entre Dieu
et la création, instaurés par le christianisme, auraient été dissipés par
l'islam.
Mais l'ensemble de l'étude qui précède permet de comprendre qu'en
vérité, il n'en est rien. Davantage même : il est clair que ce sont les
musulmans et non les chrétiens qui associent à Dieu quelque chose d'autre
que lui. En effet, comme nous l'avons vu, l'islam ne peut comprendre la
Parole de Dieu ni comme étant elle-même Dieu, ni comme étant une créature. Nous
avons souligné que cette position était intenable, car il faut nécessairement
qu'elle soit l'un ou l'autre ; et nous avons montré que la doctrine des
"attributs", telle qu'elle est avancée par l'islam, permet seulement de masquer
cette nécessité par un mot (comme s'il suffisait de nommer la parole de Dieu
"attribut" pour supprimer la question de savoir si elle est Dieu ou autre chose
que Dieu). Mais on doit maintenant faire remarquer une autre
conséquence de cette même position : en refusant de voir la Parole de Dieu comme
étant elle-même Dieu, l'islam se trouve contraint d'affirmer que quelque chose
d'autre que Dieu (à savoir sa Parole) est cependant "auprès" de Dieu, et
entretient avec lui une relation qui, tout en restant floue, est pourtant bien
conçue comme intime, infiniment plus intime en tout cas que toute relation entre
Dieu et les créatures. Il y a alors d'une part Dieu, d'autre part quelque chose
qui n'est pas Dieu, et les deux sont envisagés comme liés ou associés,
au moins en ce sens qu'ils ont en commun de ne pas relever de l'ordre du créé.
Quel musulman peut nier que Dieu et la parole de Dieu sont liés d'une façon
étroite ? Quel musulman peut cependant affirmer que la Parole de Dieu est Dieu
lui-même ? Ainsi donc, quel musulman peut nier qu'il lie (ou associe)
étroitement à Dieu quelque chose qui, de son propre aveu, n'est pas Dieu ?
Il en est tout autrement dans le christianisme ; et l'on doit
l'admettre en vertu de la simple logique, même si l'on n'adhère pas à la foi
chrétienne. En effet, les chrétiens affirment bien qu'il y a entre Dieu et la
parole de Dieu (le Fils) un lien infiniment étroit ; mais comme selon eux la
Parole de Dieu n'est pas autre chose que Dieu, il est impossible de dire
qu'il y a là une association entre Dieu et autre chose. Ce n'est avec rien
d'autre que lui-même que Dieu est associé, si bien qu'à vrai dire l'idée
d'"association" cesse ici d'être pertinente. Par conséquent, c'est seulement
dans le christianisme qu'il n'y a aucun mélange entre Dieu et autre chose, et
cela non pas malgré la doctrine de la Trinité, mais justement grâce
à elle ; car l'unique moyen de reconnaître l'intimité du lien qui existe entre
Dieu et sa Parole, sans altérer pour autant la pureté de Dieu, c'est d'admettre
que Dieu et sa Parole ne font qu'un. Tout au contraire, c'est justement en
refusant l'idée de Trinité que l'on est obligé de tomber dans un
associationnisme indéfendable : et c'est ce qui arrive dans l'islam.
Un renversement de situation si complet paraîtra sans doute, à
première vue, difficile à admettre. Pourtant, qu'on y regarde avec soin, et que
l'on voie si l'on peut faire autrement que d'en venir à cette conclusion.