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Islam et Christianisme

5. Entre un groupe de mots et un homme, lequel est le plus capable et le plus digne d'être le réceptacle de la Parole de Dieu ?

   Dans l'islam, on considère comme scandaleuse et blasphématoire l'affirmation que la Parole éternelle de Dieu ait pu s'incarner en un homme ; par contre, que cette Parole ait pu s'incarner en de vulgaires traits, points et courbes, ou en de simples vibrations sonores, on ne trouve en cela rien de choquant. On pense donc que la grandeur de Dieu est beaucoup plus respectée et honorée dans le second cas que dans le premier. Et pourtant... tout musulman sera sans doute disposé à admettre, d'une part que plus un réceptacle est noble et profond, plus il est digne et capable d'abriter quelque chose de profond et de noble ; et d'autre part, qu'une personne humaine l'emporte infiniment en noblesse, en richesse et en profondeur sur des traits et des sons, quels qu'ils soient.
   Comment ne pas être sensible à cette contradiction ? Pourquoi refuser que la Parole de Dieu s'incarne dans la créature la plus spirituelle, et qui ressemble donc le plus à Dieu (un homme), et accepter sans difficulté qu'elle s'incarne dans une créature totalement dépourvue de dimension spirituelle, et qui par conséquent ressemble à Dieu aussi peu que possible (encre et papier, sons) ?

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    D'abord, sans doute, en raison d'un contresens sur lequel nous sommes maintenant en mesure de faire la lumière : on croit que l'identification de la Parole de Dieu avec un homme constitue un anthropomorphisme, c'est-à-dire une faute consistant à attribuer au divin des traits et des caractères purement humains. On pense du même coup que, par cette identification de la Parole de Dieu avec un homme, on nie la transcendance de Dieu, sa différence infinie avec la créature. Or en vérité, c'est le contraire qui est vrai ; et il n'est pas malaisé de le montrer.
   Que la parole de quelqu'un soit elle-même quelqu'un, c'est-à-dire un être vivant et pensant, que cette parole soit non seulement parlée mais parlante, non seulement chose dite mais sujet qui se dit, c'est là justement ce qui est absolument au-delà de toute possibilité humaine. Nous l'avons déjà fait remarquer : la parole humaine n'est jamais et ne peut jamais être une personne, engendrée par celui qui la prononce. En donnant à sa Parole la forme d'une personne humaine, Dieu réalise donc quelque chose qui dépasse de façon infinie et absolue ce que l'homme peut faire. C'est précisément en se faisant homme que la Parole de Dieu se montre comme n'étant pas humaine, mais divine. Le contresens est de croire que, si la Parole est un homme, c'est qu'elle est humaine alors que justement aucune parole humaine ne peut être un homme! Ainsi par cette incarnation la différence infinie entre Dieu et l'homme n'est nullement gommée, encore moins niée et annulée, mais au contraire manifestée de la façon la plus nette et la plus incontestable.
   Inversement, c'est en refusant cette incarnation et en la remplaçant par une incarnation en des mots que l'on abolit cette différence infinie. Car proférer une parole existant seulement sous la forme de phrases, cela est à la portée de n'importe quel homme. Affirmer que Dieu ne peut parler à l'homme qu'en produisant des mots, en dictant un livre, c'est affirmer que Dieu ne peut parler que comme un homme, de façon humaine. Encore une fois la beauté (réelle ou supposée) du livre en question n'y fait rien : dans le meilleur des cas, Dieu sera seulement un orateur ou un écrivain meilleur que les orateurs ou écrivains humains. Mais c'est une différence seulement relative qui sera ainsi manifestée entre Dieu et les hommes.
   Il faut donc inverser la position à laquelle conduit un regard superficiel :
- C'est la doctrine qui affirme que la Parole de Dieu s'est faite homme qui est au plus loin de tout anthropomorphisme, car c'est elle qui envisage la Parole de Dieu comme étant d'une tout autre nature que celle de l'homme.
- La doctrine qui affirme que la Parole de Dieu s'est faite discours reste fondamentalement anthropomorphique, car elle n'envisage pour Dieu qu'une parole de même nature que la parole humaine.

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   Mais ce que l'islam rejette absolument, c'est moins l'identification de la Parole de Dieu avec un homme, que l'identification qui va de pair avec celle-ci selon le christianisme : celle de Dieu lui-même avec un homme. On voit ici encore, et c'est naturel, que la question de la nature de la Parole interfère profondément avec celle de l'incarnation. Aux yeux du musulman, le fond du problème est que, si la Parole s'incarne en un homme, et si la Parole est elle-même Dieu, alors cela implique que Dieu lui-même s'incarne en un homme. C'est qu'interviendrait dans sa plénitude (et dans toute son horreur) l'anthropomorphisme, la négation de la distance infinie séparant Dieu de l'homme. C'est cela qui serait absolument inacceptable : car Dieu ne peut pas s'abaisser jusqu'à ne faire qu'un avec une de ses créatures ; un abîme infranchissable doit nécessairement exister entre les deux.
   De nombreux problèmes se trouvent mis en jeu par cette position. L'un des plus cruciaux nous est déjà connu, au moins en partie ; le musulman peut, certes, faire valoir que même s'il est contraint de reconnaître que la Parole de Dieu s'incarne, il préserve cependant intégralement la transcendance de Dieu, puisque selon lui l'incarnation de la Parole de Dieu n'est pas pour autant l'incarnation de Dieu lui-même : ce n'est pas Dieu mais "seulement" sa Parole qui s'est inscrite dans le créé, s'est unie au créé. Mais nous connaissons la contrepartie de cette position : elle repose tout entière sur une conception de la Parole comme n'étant pas elle-même Dieu, tout en n'étant cependant pas une créature, ce qui constitue une affirmation intenable, et va de pair avec une conception erronée de l'unité de Dieu. Un autre problème posé par le refus de l'incarnation de Dieu lui-même, facilement visible, est que ce refus implique l'affirmation que Dieu ne peut pas s'incarner ; il y aurait donc quelque chose d'impossible pour Dieu... Sans doute, il y a ici l'idée que, si Dieu ne peut pas s'incarner, ce n'est pas vraiment en ce sens qu'il en est incapable par manque de puissance, mais plutôt en ce sens que l'incarnation de Dieu constituerait une humiliation, un abaissement de Dieu par lui-même, et donc une négation de sa transcendance. C'est sur cette dernière idée que nous nous attarderons pour finir.
   En se faisant homme, Dieu s'abaisserait lui-même et s'humilierait lui-même : c'est incontestablement vrai. Ce serait une sortie hors de sa plénitude, un enfermement de l'absolu dans les limites du fini et du créé. Mais si, inversement, cette possibilité lui est refusée, cela ne revient-il pas à imposer à Dieu un autre enfermement ? S'il doit demeurer en lui-même, ne jamais sortir de lui-même, Dieu est alors enfermé en lui-même. Sans doute dira-t-on que cet "enfermement" est plénitude absolue, autosuffisance, infinie jouissance de soi-même, et qu'en ce sens ce n'est pas vraiment une limite. Pourtant, on doit remarquer qu'une telle représentation de Dieu correspond à l'idée que nous pouvons nous en faire, au moyen de notre réflexion humaine ; l'idée d'un Dieu qui ne peut que rester absolument au-delà de nous : cette idée elle-même ne nous dépasse pas, elle est même exactement conforme à notre vision humaine de la transcendance ; elle cadre parfaitement avec notre logique et elle satisfait notre esprit. Rappelons-nous que ce Dieu est justement celui qu'a conçu Aristote de façon purement humaine : un Dieu se complaisant en lui-même, jouissant de soi-même et ne pouvant pas faire autre chose, ne pouvant pas se détourner de lui-même pour se soucier d'autre chose que lui. Voilà ce que nous dit la raison humaine. Mais que Dieu se tourne vers ce qui n'est pas lui, et qu'il aime sa créature d'un amour infini et qu'il s'abaisse jusqu'à s'unir à elle : cela nous dépasse vraiment et absolument, cela est vraiment au-delà de notre pouvoir de compréhension.
      Quel est donc le Dieu qui est le plus transcendant par rapport à nous : celui qui est et qui agit d'une façon qui correspond à notre pouvoir de compréhension, et à notre capacité d'aimer ? Ou celui qui se présente à nous comme autre que ce que nous pouvons comprendre et imaginer, comme capable d'un amour qui va infiniment au-delà de ce qui nous semble possible et raisonnable ? La réponse paraît s'imposer : quand Dieu s'abaisse jusqu'à nous par amour pour nous, alors il fait quelque chose d'inouï, d'inconcevable ; alors il déjoue complètement la représentation que nous pouvons nous faire de lui par nous-même (celle d'Aristote, tout particulièrement). Un Dieu capable de faire cela nous dépasse infiniment plus qu'un Dieu qui en est incapable. Et c'est précisément par son renoncement à nous dépasser qu'il nous dépasse ; ou, pour le dire ainsi : c'est en se montrant capable de dépasser son dépassement à notre égard, qu'il nous dépasse absolument. En revanche, un Dieu qui demeure absolument en son au-delà, qui nous dépasse d'un dépassement pour lui-même indépassable, ce Dieu nous dépasse d'une façon qui ne nous dépasse pas, en ce sens que cette façon-là de dépasser est tout à fait conforme à notre idée humaine du dépassement. (lire un court passage de Jean-Louis Chrétien (c'est bien son nom!) sur ce point).
   Ainsi, tout bien considéré, le Dieu qui s'incarne en un homme ne perd pas sa transcendance. Au contraire il la manifeste d'une manière vraiment inouïe, puisqu'en s'incarnant il fait ce qui transgresse le pouvoir d'action et de conception de l'homme : c'est un surcroît de transcendance, une prise de distance infinie par rapport à l'humain. Et certes, c'est précisément en abolissant la distance entre lui et nous qu'il manifeste toute la distance qu'il y a entre lui et nous. Ici encore il ne faut pas tomber dans le contresens qui consiste à croire que, si Dieu se fait homme, en faisant cela il agit humainement : c'est le contraire qui est vrai. Rien n'est plus surhumain que l'attitude consistant à se faire homme alors qu'on est Dieu. Rien de plus typiquement humain, inversement, que de demeurer enclos en la jouissance absolue de soi lorsqu'on le peut.

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   Une remarque finale mérite enfin d'être proposée. L'acte de l'incarnation ne se situe-t-il pas dans le prolongement de l'acte initial, par lequel Dieu s'est tourné vers nous en nous parlant ? En nous adressant la parole, Dieu n'a-t-il pas déjà fait quelque chose d'inconcevable pour notre intelligence humaine ? En effet, ce faisant il est sorti de l'attitude d'autarcie absolue, en laquelle nous sommes irrésistiblement enclins à voir la marque de la divinité. Déjà par ce geste il a commencé d'abolir la séparation absolue entre lui et nous, et précisément par là il a commencé de se séparer de l'idée que nous nous faisions de Lui. Or l'islam admet la réalité de ce geste ; l'islam reconnaît que Dieu nous parle. En un sens, c'est déjà trop. Ou bien Dieu ne doit absolument pas se lier ou se relier à nous, et alors il ne doit pas même nous adresser la parole (c'est justement le cas chez Aristote, encore une fois). Ou bien Dieu peut aller au-delà de lui-même et venir au-devant de nous en nous parlant, et alors on ne voit pas au nom de quoi lui interdire de s'approcher de nous encore davantage. D'autant plus, on l'a compris, que plus il s'approche de nous, plus il se montre comme infiniment différent de nous.

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