5. Entre un groupe de mots et un homme, lequel est le
plus capable et le plus digne d'être le réceptacle de la Parole de Dieu ?
Dans l'islam, on considère comme
scandaleuse et blasphématoire l'affirmation que la Parole éternelle de Dieu ait
pu s'incarner en un homme ; par contre, que cette Parole ait pu s'incarner en de
vulgaires traits, points et courbes, ou en de simples vibrations sonores, on ne
trouve en cela rien de choquant. On pense donc que la grandeur de Dieu est
beaucoup plus respectée et honorée dans le second cas que dans le premier. Et
pourtant... tout musulman sera sans doute disposé à admettre, d'une part que
plus un réceptacle est noble et profond, plus il est digne et capable d'abriter
quelque chose de profond et de noble ; et d'autre part, qu'une personne humaine
l'emporte infiniment en noblesse, en richesse et en profondeur sur des traits et
des sons, quels qu'ils soient.
Comment ne pas être sensible à cette contradiction ? Pourquoi
refuser que la Parole de Dieu s'incarne dans la créature la plus
spirituelle, et qui ressemble donc le plus à Dieu (un homme), et accepter sans
difficulté qu'elle s'incarne dans une créature totalement dépourvue de dimension
spirituelle, et qui par conséquent ressemble à Dieu aussi peu que possible
(encre et papier, sons) ?
* * *
D'abord, sans doute, en raison d'un
contresens sur lequel nous sommes maintenant en mesure de faire la
lumière : on croit que l'identification de la Parole de Dieu avec un homme
constitue un anthropomorphisme, c'est-à-dire une
faute consistant à attribuer au divin des traits et des caractères purement
humains. On pense du même coup que, par cette identification de la Parole de
Dieu avec un homme, on nie la transcendance de Dieu, sa différence infinie avec
la créature. Or en vérité, c'est le contraire qui est vrai ; et il n'est pas
malaisé de le montrer.
Que la parole de quelqu'un soit elle-même quelqu'un, c'est-à-dire
un être vivant et pensant, que cette parole soit non seulement parlée mais
parlante, non seulement chose dite mais sujet qui se dit, c'est là justement
ce qui est absolument au-delà de toute possibilité humaine. Nous l'avons déjà
fait remarquer : la parole humaine n'est jamais et ne peut jamais être une
personne, engendrée par celui qui la prononce. En donnant à sa Parole la forme
d'une personne humaine, Dieu réalise donc quelque chose qui dépasse de façon
infinie et absolue ce que l'homme peut faire. C'est précisément en se faisant
homme que la Parole de Dieu se montre comme n'étant pas humaine, mais divine.
Le contresens est de croire que, si la Parole est un homme, c'est qu'elle est
humaine – alors que justement aucune parole
humaine ne peut être un homme! Ainsi par cette incarnation la différence infinie
entre Dieu et l'homme n'est nullement gommée, encore moins niée et annulée, mais
au contraire manifestée de la façon la plus nette et la plus incontestable.
Inversement, c'est en refusant cette incarnation et en la
remplaçant par une incarnation en des mots que l'on abolit cette différence
infinie. Car proférer une parole existant seulement sous la forme de phrases,
cela est à la portée de n'importe quel homme. Affirmer que Dieu ne peut parler à l'homme qu'en produisant des
mots, en dictant un livre, c'est affirmer que Dieu ne peut parler que comme un
homme, de façon humaine. Encore une fois la beauté (réelle ou supposée) du
livre en question n'y fait rien : dans le meilleur des cas, Dieu sera seulement
un orateur ou un écrivain meilleur que les orateurs ou écrivains humains. Mais
c'est une différence seulement relative qui sera ainsi manifestée entre Dieu et
les hommes.
Il faut donc inverser la position à laquelle conduit
un regard superficiel :
- C'est la doctrine qui affirme que la Parole de Dieu s'est faite homme qui est
au plus loin de tout anthropomorphisme, car c'est elle qui envisage la Parole de
Dieu comme étant d'une tout autre nature que celle de l'homme.
- La doctrine qui affirme que la Parole de Dieu s'est faite discours reste
fondamentalement anthropomorphique, car elle n'envisage pour Dieu qu'une parole
de même nature que la parole humaine.
* * *
Mais ce que l'islam rejette absolument, c'est
moins l'identification de la Parole de Dieu avec un homme, que l'identification
qui va de pair avec celle-ci selon le christianisme : celle de Dieu lui-même
avec un homme. On voit ici encore, et c'est naturel, que la question de la
nature de la Parole interfère profondément avec celle de l'incarnation. Aux yeux
du musulman, le fond du problème est que, si la Parole s'incarne en un homme, et
si la Parole est elle-même Dieu, alors cela implique que Dieu lui-même s'incarne
en un homme. C'est là qu'interviendrait dans sa plénitude (et dans toute
son horreur) l'anthropomorphisme, la négation de la distance infinie séparant
Dieu de l'homme. C'est cela qui serait absolument inacceptable : car Dieu
ne peut pas s'abaisser jusqu'à ne faire qu'un avec une de ses créatures ;
un abîme infranchissable doit nécessairement exister entre les deux.
De nombreux problèmes se trouvent mis en jeu par cette position.
L'un des plus cruciaux nous est déjà connu, au moins en partie ; le musulman
peut, certes, faire valoir que même s'il est contraint de reconnaître que la
Parole de Dieu s'incarne, il préserve cependant intégralement la transcendance
de Dieu, puisque selon lui l'incarnation de la Parole de Dieu n'est pas pour
autant l'incarnation de Dieu lui-même : ce n'est pas Dieu mais "seulement" sa
Parole qui s'est inscrite dans le créé, s'est unie au créé. Mais nous
connaissons la contrepartie de cette position : elle repose tout entière sur une
conception de la Parole comme n'étant pas elle-même Dieu, tout en n'étant
cependant pas une créature, ce qui constitue une affirmation intenable, et va de
pair avec une conception erronée de l'unité de Dieu. Un autre problème
posé par le refus de l'incarnation de Dieu lui-même, facilement visible, est que
ce refus implique l'affirmation que Dieu ne peut pas s'incarner ; il y
aurait donc quelque chose d'impossible pour Dieu... Sans doute, il y a ici l'idée
que, si Dieu ne peut pas s'incarner, ce n'est pas vraiment en ce sens qu'il en
est incapable par manque de puissance, mais plutôt en ce sens que l'incarnation de Dieu
constituerait une humiliation, un abaissement de Dieu par lui-même, et donc une négation de sa transcendance.
C'est sur cette dernière idée que nous nous attarderons pour finir.
En se faisant homme, Dieu s'abaisserait lui-même et s'humilierait
lui-même : c'est incontestablement vrai. Ce serait une sortie hors de sa
plénitude, un enfermement de l'absolu dans les limites du fini et du créé. Mais
si, inversement, cette possibilité lui est refusée, cela ne revient-il pas à
imposer à Dieu un autre enfermement ? S'il doit demeurer en lui-même, ne jamais
sortir de lui-même, Dieu est alors enfermé en lui-même. Sans doute dira-t-on que
cet "enfermement" est plénitude absolue, autosuffisance, infinie jouissance de
soi-même, et qu'en ce sens ce n'est pas vraiment une limite. Pourtant, on doit
remarquer qu'une telle représentation de Dieu correspond à l'idée que nous
pouvons nous en faire, au moyen de notre réflexion humaine ; l'idée d'un Dieu
qui ne peut que rester absolument au-delà de nous : cette idée elle-même ne nous
dépasse pas, elle est même exactement conforme à notre vision humaine de la
transcendance ; elle cadre parfaitement avec notre logique et elle satisfait
notre esprit. Rappelons-nous que ce Dieu est justement celui qu'a conçu Aristote
de façon purement humaine : un Dieu se complaisant en lui-même, jouissant de
soi-même et ne pouvant pas faire autre chose, ne pouvant pas se détourner
de lui-même pour se soucier d'autre chose que lui. Voilà ce que nous dit la
raison humaine. Mais que Dieu se tourne vers ce qui n'est pas lui, et qu'il aime
sa créature d'un amour infini et qu'il s'abaisse jusqu'à s'unir à elle : cela
nous dépasse vraiment et absolument, cela est vraiment au-delà de notre
pouvoir de compréhension.
Quel est donc le Dieu qui est le plus
transcendant par rapport à nous : celui qui est et qui agit d'une façon qui
correspond à notre pouvoir de compréhension, et à notre capacité d'aimer ? Ou celui qui se
présente à nous comme autre que ce que nous pouvons comprendre et imaginer,
comme capable d'un amour qui va infiniment au-delà de ce qui nous semble
possible et raisonnable ? La
réponse paraît s'imposer : quand Dieu s'abaisse jusqu'à nous par
amour pour nous, alors il fait quelque chose d'inouï, d'inconcevable ;
alors il déjoue complètement la représentation que nous pouvons nous faire
de lui par nous-même (celle d'Aristote, tout particulièrement). Un Dieu
capable de faire cela nous dépasse infiniment plus qu'un Dieu qui en est
incapable. Et c'est précisément par son renoncement à nous dépasser qu'il nous
dépasse ; ou, pour le dire ainsi : c'est en se montrant capable de dépasser son
dépassement à notre égard, qu'il nous dépasse absolument. En revanche, un Dieu qui demeure absolument en son au-delà,
qui nous dépasse d'un dépassement pour lui-même indépassable, ce Dieu nous
dépasse d'une façon qui ne nous dépasse pas, en ce sens que cette façon-là de dépasser
est tout à fait conforme à notre idée humaine du dépassement. (lire
un court passage de Jean-Louis Chrétien (c'est bien son nom!) sur ce point).
Ainsi, tout bien considéré, le Dieu qui s'incarne en un homme ne perd pas sa
transcendance. Au contraire il la manifeste d'une manière vraiment inouïe,
puisqu'en s'incarnant il fait ce qui transgresse le pouvoir d'action et de
conception de l'homme : c'est un surcroît de transcendance, une prise de
distance infinie par rapport à l'humain. Et certes, c'est précisément en
abolissant la distance entre lui et nous qu'il manifeste toute la distance qu'il
y a entre lui et nous. Ici encore il ne faut pas tomber dans le contresens qui
consiste à croire que, si Dieu se fait homme, en faisant cela il agit
humainement : c'est le contraire qui est vrai. Rien n'est plus surhumain que
l'attitude consistant à se faire homme alors qu'on est Dieu. Rien de plus
typiquement humain, inversement, que de demeurer enclos en la jouissance absolue
de soi lorsqu'on le peut.
* * *
Une remarque finale mérite enfin d'être
proposée. L'acte de l'incarnation ne se situe-t-il pas dans le prolongement de
l'acte initial, par lequel Dieu s'est tourné vers nous en nous parlant ? En nous
adressant la parole, Dieu n'a-t-il pas déjà fait quelque chose d'inconcevable
pour notre intelligence humaine ? En effet, ce faisant il est sorti de
l'attitude d'autarcie absolue, en laquelle nous sommes irrésistiblement
enclins à voir la marque de la divinité. Déjà par ce geste il a commencé
d'abolir la séparation absolue entre lui et nous, et précisément par là il a
commencé de se séparer de l'idée que nous nous faisions de Lui. Or l'islam
admet la réalité de ce geste ; l'islam reconnaît que Dieu nous parle. En un
sens, c'est déjà trop. Ou bien Dieu ne doit absolument pas se lier ou se relier
à nous, et alors il ne doit pas même nous adresser la parole (c'est justement le
cas chez Aristote, encore une fois). Ou bien Dieu peut aller au-delà de lui-même
et venir au-devant de nous en nous parlant, et alors on ne voit pas au nom de
quoi lui interdire de s'approcher de nous encore davantage. D'autant plus, on
l'a compris, que plus il s'approche de nous, plus il se montre
comme infiniment différent de nous.