4. Le christianisme n'est pas une "religion du livre"
Qu'est-ce qu'une "religion du livre" ? A
l'évidence, il s'agit d'une religion en laquelle il est affirmé et cru que c'est
dans un livre que se trouve consignée la parole de Dieu adressée aux hommes.
Plus précisément, cette appellation s'applique aux religions en lesquelles on
considère que le livre est la forme unique, ou du moins la forme la plus
parfaite, sous laquelle la parole de Dieu est adressée aux hommes (laissons de
côté, ici, la question de savoir dans quelle mesure le monde créé lui-même peut
être considéré comme une sorte de "livre" immédiat).
Tel est le cas du judaïsme et de l'islam : selon ces deux
religions, la parole de Dieu consiste uniquement ou du moins par excellence en
un discours, fait de mots et de phrases, qui fut adressée par Dieu à un
certain nombre de prophètes (oralement presque toujours, mais aussi par écrit
dans le cas des Tables de la Loi données à Moïse) puis consigné par écrit, par
ces mêmes prophètes ou par d'autres hommes. Aussi est-ce un livre qui, dans
chacune de ces religions, constitue la référence ultime : non pas, certes, en ce
sens que ce livre serait lui-même l'objet du culte et de l'adoration des
fidèles, mais en ce sens que la foi consiste de fond en comble à croire vrai
ce qui y est écrit.
Or il en va différemment dans le christianisme. Répétons-le : selon
cette religion, la parole de Dieu a certes été adressée aux hommes sous la forme
de discours, mais cette forme n'y est pas considérée comme la seule, ni surtout
comme la plus haute et la plus parfaite. Le coeur même du christianisme consiste
justement à croire que la parole de Dieu, après s'être fait discours, s'est faite
homme ; que la matérialité qu'elle s'est donnée pour entrer dans le monde n'est
pas seulement celle des mots (parlés ou écrits), mais aussi celle d'un
corps d'homme vivant. Plus précisément, cette seconde forme revêtue par la parole de
Dieu est considérée, dans le christianisme, comme dépassant, achevant et
accomplissant la première, et donc comme étant incomparablement plus parfaite et
plus complète que celle-ci. Aussi, pour un chrétien, la référence ultime n'est
pas quelque chose d'écrit, puisqu'à ses yeux ce n'est pas sous la forme d'un
discours que la parole de Dieu a été adressée aux hommes de la façon la plus
véritable et la plus accomplie. La Parole de Dieu existe avant tout comme un
homme, cet homme est appelé Christ :
le christianisme a pour centre et pour coeur la croyance dans
la réalité
de cette
forme d'incarnation.
Si donc le christianisme est religion « de » quelque chose,
il
ne peut être que la religion du Christ.
Et
le Christ n’est pas un livre.
* * *
Bien sûr, la vie du Christ et l'affirmation de sa divinité
(c'est-à-dire l'affirmation du fait que le Christ est lui-même le Verbe de Dieu)
sont elles-mêmes exposées dans un livre : le Nouveau Testament ; telle est du
moins la foi des chrétiens. Mais il ne faut pas s'y tromper : cela n'autorise en
aucune façon à ranger le christianisme sous la catégorie "religion du livre". En
effet, si ce qui précède est bien compris, il devient clair que le Nouveau
Testament est le livre qui dit que ce n'est pas dans un livre que la parole
de Dieu est pleinement exprimée. C'est le livre qui dit qu'il ne faut pas
s'arrêter au livre, et qui indique un au-delà du livre comme véritable mode
d'expression de la parole de Dieu. Ou encore : le Nouveau Testament est la
parole qui dit avec des mots que ce n'est pas avec des mots que la
parole de Dieu s'exprime et existe en plénitude. En ce sens, ce livre possède un statut
vraiment singulier, unique. Il n'est pas excessif de le considérer comme le
dernier de tous les livres, puisque son contenu le plus profond consiste
précisément à nier qu'un livre puisse être la forme vraiment adéquate de
l'expression de la Parole de Dieu (et c'est pourquoi, quand l'islam opère un
retour à l'idée que le discours est le mode indépassable d'expression de la
parole de Dieu – qui plus est, en durcissant à l'extrême ce point de vue avec la
doctrine de la "dictée" divine –, un chrétien ne peut y voir autre chose qu'une
prodigieuse régression et une totale incompréhension de ce que dit le
Nouveau Testament ).
Ainsi le chrétien, lui aussi, est tenu de croire ce qui est écrit
dans un livre. Mais comme ce livre lui dit justement que ce n'est pas
sous la forme d'un livre que s'exprime pleinement la parole de Dieu (mais sous
celle d'un homme), alors, précisément parce qu'il croit que ce livre dit vrai,
il refuse de voir en lui le fondement ultime de sa foi. Ce n'est pas
contradictoire, mais profondément logique : si le chrétien considérait le
Nouveau Testament comme l'expression par excellence de la parole de Dieu, il
montrerait justement par là qu'il n'a pas compris ce que ce livre lui dit
! Inversement, c'est pour respecter le contenu de ce livre que le
chrétien considère ce livre comme étant une forme importante, mais secondaire et
subalterne, de l'expression de la parole de Dieu. Bref : s'attacher
exclusivement à ce livre, c'est le trahir ; relativiser son importance, c'est le
respecter.
On aura donc compris que le rapport entretenu par le chrétien avec
"son" livre est très différent du rapport que le musulman entretient avec le
sien. Pour le chrétien, le livre n'est qu'un support, un point d'appui pour
s'élancer vers ce qui accomplit à la perfection tout livre possible, mais n'en
est pas un : la personne de Jésus-Christ.
Non, décidément, le christianisme n'est pas une "religion du livre"
![1] Et quiconque penserait qu'il en est une montrerait, par là même, qu'il n'a à
peu près rien compris au christianisme (cela dit indépendamment de la question
de l'adhésion à la foi chrétienne).