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Islam et Christianisme

 

2. Paradoxe islamique et paradoxe chrétien

 

D’un côté, l’islam refuse d’envisager la parole éternelle de Dieu comme une personne, comme un fils, parce que cela lui paraît incompatible avec l’unicité de Dieu. N’en résulterait-il pas une sorte de dédoublement de Dieu, une sortie hors du monothéisme ? Mais alors, comment faut-il envisager la parole éternelle de Dieu, pour qu’elle ne vienne pas briser l’absolue unicité de Dieu ? Si cette unicité implique que Dieu soit radicalement coupé de toute altérité, et donc que rien d’autre que lui ne puisse avoir la même nature que lui, il faut aller jusqu’à refuser toute continuité, toute communauté de nature entre Dieu et sa parole éternelle. Il faut nier que cette parole soit engendrée par Dieu, nier qu’en elle sont présentes la pensée et la volonté de Dieu, et donc nier que cette parole soit l’expression même de Dieu. Mais alors, comment éviter de rabaisser la parole de Dieu au rang de créature ? En quoi cette parole sera-t-elle encore divine, si ce n’est en ce sens trivial qu’elle aura Dieu pour source de son existence ?

D’un autre côté, le christianisme refuse toute assimilation de la parole de Dieu à une créature, et affirme que cette parole, engendrée par Dieu, est de même nature que lui. Or comme la subjectivité, le fait d’être quelqu’un, sont des traits absolument essentiels de la nature de Dieu, il semble nécessaire d’aller jusqu’à dire que la parole éternelle de Dieu est elle-même quelqu’un, un sujet. Dieu et sa parole éternelle sont, comme un père et un fils, deux personnes ayant une même nature. Mais alors, comment éviter de nier l’unicité de Dieu ? N’y a-t-il pas deux Dieux au lieu d’un ?

Islam et christianisme sont ainsi amenés à assumer, chacun pour leur part, une contradiction, ou du moins une position qui semble de prime abord contradictoire. Et ils y sont conduits par les réponses divergentes, qu’ils apportent à une même question  : celle du statut de la parole éternelle de Dieu. Ainsi :

L’islam affirme à la fois que la parole de Dieu n’est pas une créature, et que cette parole n’est pas Dieu lui-même. Il y aurait donc quelque chose qui ne serait ni Dieu, ni une créature de Dieu, ce qui semble impossible.

Le christianisme affirme à la fois que Dieu est absolument un, et que la parole de Dieu est elle-même Dieu. Dieu serait donc à la fois unique et double, un et deux, ce qui semble impossible.

Comme l’on peut aisément le remarquer, chacune de ces contradictions (apparentes ou réelles) permet d’éviter de tomber dans l’autre ; et l’on ne voit pas comment échapper, en effet, à l’une d’elles sans être conduit nécessairement à affirmer l’autre. Cela semble rendre la situation inextricable : on n’aurait donc le choix qu’entre deux contradictions ! Et l’on peut être tenté d’en conclure qu’il faut renoncer ici au raisonnement, celui-ci étant impuissant et inadapté. Mais est-ce si sûr ? Avant de l’affirmer, il faut s’assurer qu’il y a bien réellement contradiction dans les deux cas ; car si, dans l’un de ceux-ci, la contradiction n’était qu’apparente, notre questionnement sur le statut de la parole éternelle de Dieu pourrait trouver un nouveau souffle.

 

A/ Paradoxe islamique réel. La difficulté propre à l’islam, c’est que la parole éternelle de Dieu ne peut y être envisagée ni comme étant Dieu, ni comme étant une créature. Or être une créature est la seule manière possible de ne pas être Dieu (lire une courte citation de Saint-Augustin). Par conséquent, dire que la parole éternelle de Dieu n’est ni Dieu ni une créature, c’est dire que la parole de Dieu n’est ni Dieu, ni autre chose que Dieu. Mais alors l’impasse est complète : car entre être Dieu ou ne pas l’être, il n’y a pas de milieu possible, comme l’islam le reconnaît lui-même. Il semble donc que nous ayons affaire ici à une contradiction réelle et insurmontable.
   La fameuse doctrine islamique des "attributs de Dieu" a bien pour sens et pour but de sortir de cette difficulté ; elle déclare que, comme l'omniscience ou l'omnipotence, la parole de Dieu ne constitue pas une "entité" indépendante de Dieu, qui aurait son existence propre, et qu'elle est absolument inséparable de lui. On pense éviter ainsi tout "dualisme", tout fractionnement de la pure unité de Dieu. Mais utiliser le mot d'"attribut" ne résout en rien le problème dont il s'agit ; il est plutôt lui-même source de difficultés, dont l'examen requiert des considérations un peu techniques, mais indispensables. Emprunté à la philosophie grecque (avant tout à Aristote), ce terme désigne une certaine forme de l'être, qui se distingue de celle du sujet ou de la substance (hypokeimenon en grec, substantia en latin). L'attribut est attribut de quelque chose (ou de quelqu'un), en quoi (ou en qui) il est présent. Ainsi de façon tout à fait générale, il y a d'une part l'attribut et d'autre part ce dont il est l'attribut. Certes, contrairement au simple "accident", l'attribut a pour sens d'être inséparable du sujet dont il est l'attribut : il désigne en effet ce qui tient à l'essence même de ce sujet, ce qui fait que ce sujet est ce qu'il est (alors que l'accident n'est rien d'essentiel, d'indispensable). Mais cette inséparabilité ne signifie pas nécessairement qu'il n'y a aucune différence entre les deux, et elle ne fait pas disparaître immédiatement la nécessité de concevoir le genre de lien existant entre eux. Dire à propos de deux termes qu'il sont inséparables, cela peut être une manière de dire qu'ils s'identifient au point qu'on ne puisse même plus parler de lien entre eux (en termes scholastiques, on dit alors qu'il y a entre eux une distinction de raison) ; mais cela peut signifier aussi qu'il y a entre eux un lien impossible à rompre, ce qui est complètement différent. L'inséparabilité est alors le summum de la relation, non son absence ! Et qui dit relation dit pluralité de termes (en termes scholastiques, on dit alors qu'il y a entre eux une distinction réelle).
   Il ne faut donc pas prendre la notion d'attribut en un sens unique et univoque. Cela est particulièrement visible dans le cas qui nous occupe. La parole ici en question est la parole de Dieu ; il y a Dieu et sa parole. Et il y a bien entre les deux un certain rapport, qui se précise aisément comme rapport de provenance : Dieu est source de parole, la parole est de Dieu en ce sens qu'elle provient de lui, et qu'il en est l'auteur. C'est ce qui fait toute la différence entre la parole et les autres attributs, comme l'omnipotence par exemple, et c'est ce qui oblige à traiter le cas particulier de la parole d'une façon bien spécifique. L'islam a peut-être raison de dire que l'omnipotence de Dieu n'est pas une réalité distincte de Dieu, mais seulement une notion par laquelle on peut caractériser ce que Dieu est. Mais son erreur est de croire qu'on peut appliquer le même raisonnement à la parole de Dieu. En vérité, la relation entre Dieu et sa parole n'est pas de même nature que la relation entre Dieu et son omnipotence : c'est une relation de source à fruit, si l'on ose dire ; ce qui n'est pas le cas avec l'omnipotence. Etre source de parole signifie, en effet, "produire" "quelque chose", faire ; c'est une action, quelque chose de plus que simplement être ; et cette action a un fruit, un "produit", un résultat : la parole. Et ce fruit ou cette oeuvre, de quelque manière qu'on l'entende, est bien quelque chose : s'il n'est rien, s'il n'a aucune consistance ni réalité propres, c'est que Dieu n'a pas parlé! En revanche l'omnipotence désigne seulement ce que Dieu est, en lui-même ; elle n'est point le fruit d'une activité de Dieu, elle n'est point elle-même une oeuvre mais plutôt la puissance d'en réaliser : un état, une manière d'être.
   Les termes grecs de puissance (dunamis) et d'acte (energeia), tels qu'Aristote les a élaborés, peuvent ici nous éclairer. L'omnipotence, par exemple, est puissance en un double sens : elle est  force, et elle l'est comme capacité, potentialité ; elle n'est donc rien de distinct du sujet en lequel elle se trouve : comme potentialité reposant en celui-ci, elle lui demeure tout à fait intérieure, il n'y a là encore aucune sortie hors de la pure unité avec soi. Il en va de même si l'on considère la capacité de parler. Mais si l'on envisage maintenant le fait de parler et la parole effectivement prononcée, il en va autrement. Le fait de parler est acte (et non plus simple puissance), au sens où il est réalisation de la capacité, "passage à l'acte" (energeia) ; et dans son cas cette réalisation consiste à poser un résultat distinct de la capacité elle-même, qui se détache d'elle comme un produit : le discours, la parole effectivement prononcée. – Cela se vérifie aisément chez l'homme : car on comprend bien qu'un homme n'entretient pas le même rapport avec sa force qu'avec sa parole. Sa force n'est pas autre chose que lui, elle n'a aucune réalité distincte de lui ; mais sa parole est quelque chose d'autre : elle est un résultat de son activité, elle a en lui sa source ; elle a une existence propre et, jusqu'à un certain point, séparée de lui, elle peut être transmise, etc.

Le fait qu'avec la parole existe ce rapport d'auteur à oeuvre, ce rapport de provenance suffit à établir la nécessité de reconnaître qu'il y a des termes (et non un seul) entre lesquels il prend place. Or demeure entier le problème de savoir comment il faut concevoir cette provenance ― étant entendu que celle-ci n'est ni temporelle ni physique. La question revient, nullement évacuée par la doctrine des attributs divins : de quelle façon Dieu est-il source de sa parole ? En la créant ? Non, dit l'islam. En l'engendrant ? Non, dit l'islam. En conséquence : la parole de Dieu est-elle une créature de Dieu ? Non, dit l'islam. Est-elle donc Dieu ? Non, dit l'islam, elle en est un "attribut"... Mais comme cet attribut, contrairement aux autres, présente cette caractéristique essentielle d'être fruit, oeuvre d'une activité de Dieu, à propos de lui se pose précisément la question : est-il Dieu ou autre chose que Dieu ? Et à cette question il n'y a pas de réponse possible dans le cadre de l'islam. [1]
   On reste donc devant ce point décisif : tout est forcément soit une créature de Dieu, soit Dieu lui-même ; or selon l'islam la parole de Dieu n'est ni l'un, ni l'autre ; ce qui est strictement impossible.

 

B/ Paradoxe chrétien apparent. Du côté du christianisme, la difficulté tient à ce que Dieu y est à la fois la source de la parole, et la parole elle-même. Ce qui heurte ici le bon sens, c’est donc l’idée que le même être soit à la fois lui-même et autre chose que lui-même, ou, comme nous l’avons déjà dit, que Dieu soit à la fois un et deux. La protestation du bon sens s’exprime ainsi : ou bien il n’y a qu’un Dieu, et alors sa parole est autre chose que lui ; ou bien la parole de Dieu est elle-même Dieu, et alors il n’y a plus un Dieu, mais deux. Il est présupposé par là que l’unité (le fait d’être un) et la multiplicité (en l’occurrence, la dualité) s’excluent réciproquement : ce doit être l’une ou l’autre, et il est contradictoire d’affirmer les deux en même temps. Or est-ce si évident ? Cette fois, il est nécessaire d’y regarder de plus près, car il y a des raisons de penser que cette incompatibilité entre unité et multiplicité est plus apparente que réelle.

Ce qui aide à le comprendre, c’est encore la considération de l’être vivant. Un tel être, en effet, présente le caractère de l’unité, car il constitue bien un être et non pas plusieurs ; pourtant, il ne s’agit pas avec lui d’une unité immédiate qui exclurait la multiplicité : l’être vivant (même le plus simple) est composé d’une diversité d’aspects et d’éléments. Or cette diversité ne contredit pas l’unité de l’être, elle n’empêche pas l’être d’être un : au contraire, elle lui permet d’être vraiment lui-même, d’être vraiment un ; et cela, parce que la diversité qui le constitue résulte d’un déploiement de soi, du développement d’un seul et même soi. Dans ce développement et par lui, l’unité n’est pas niée, rejetée, brisée, mais elle est au contraire accomplie, puisque c’est elle-même qui l’engendre. Ainsi la plante se développe à partir d’un principe unique et simple, le germe, et elle se déploie en une multitude d’éléments distincts : racines, tige, écorce, feuilles, fleurs... Ce faisant, perd-elle son unité avec elle-même ? Cesse-t-elle d’être une ? Nullement : au contraire elle se dirige ainsi vers sa véritable unité, qui est rassemblement en un tout de ces éléments qu’elle engendre.

Ce n’est là, assurément qu’un exemple ; et comme il est emprunté au monde des réalités créées matérielles, il faut redire ici qu’il ne saurait être question de le transposer tel quel au cas de Dieu. En particulier, on ne peut imaginer en celui-ci un développement progressif, au cours du temps : Dieu est éternel, et rien ne peut être exprimé correctement à son sujet en termes temporels. Mais cela signifie-t-il pour autant que Dieu ne peut être animé d’aucune vie intérieure ? Telle est précisément la grande question que conduit à soulever les considérations qui précèdent. Car si imparfait soit-il, l’exemple de l’être vivant organique (la plante, en l’occurrence) suffit à manifester la vérité du principe général suivant : en tout ce qui est animé d’une vie intérieure, il y a une diversité rassemblée en une unité et une unité déployée en diversité. En un tel être, le principe soi-disant évident selon lequel l’unité et la multiplicité s’excluent réciproquement se révèle faux ; car de fait, en cet être, toutes deux coexistent ; et elles ne se contentent pas de coexister l’une à côté de l’autre, mais elles existent l’une par l’autre : car c’est de l’unité elle-même que provient la multiplicité (tige, feuilles, etc., sont engendrées par le germe), et c’est par ce déploiement que le soi de l’être se réalise. — Et cela est encore plus vrai si la vie intérieure est celle de l’esprit plutôt que celle d’un vivant organique matériel. Toute conscience de soi, toute relation de soi à soi (en particulier tout dialogue avec soi-même) supposent une sortie hors de la pure coïncidence avec soi, qui ne signifie cependant pas une perte d’unité avec soi, au contraire. Qui donc constitue un être consistant, qui est réellement lui-même, qui est vraiment unifié ? Celui qui, faisant absolument bloc avec lui-même, ne s’écarte jamais de lui-même, ne prend nul recul par rapport à lui-même, et ne se connaît donc pas lui-même ? Ou celui qui, capable de se contempler et de se connaître lui-même, abrite en lui une distance intérieure ?

L’unité qui exclut toute diversité, et qui devrait se garder de tout contact avec celle-ci pour ne pas se perdre, est une unité sèche et morte. Il ne peut, en elle, rien se passer, et d’elle toute vie est absente ; à vrai dire elle n’a même aucun « dedans », aucune intériorité : bien qu’il ne s’agisse pas ici de dedans ou d’intériorité au sens spatial de ces termes (pas plus que la vie précédemment évoquée n’était à entendre en un sens temporel), l’on peut dire en manière d’image qu’elle n’a pas plus d’épaisseur qu’un point géométrique. Certes le point géométrique est « un », et certes il est par définition indivisible : non pas toutefois parce que sa force de cohésion et d’unification interne serait infinie, mais parce qu’il n’y a, en lui, rien à unifier. Cette unité-là ne figure pas la plénitude, mais le vide ; non l’infinie richesse, mais l’absolue pauvreté.

Or pour notre propos, l’essentiel est de souligner qu’une telle unité exclut nécessairement toute parole, toute pensée et tout sentiment. Si l’absolu devait être conçu comme une unité de ce genre, alors il s’agirait d’un absolu impassible, muet, mort. Non seulement il serait impossible pour les hommes de rien dire à son sujet (car toute énonciation  suppose et affirme une diversité minimale d’aspects dans l’objet sur lequel elle porte), mais lui-même ne pourrait en aucun cas être source de parole, ni même de pensée : son unité absolument immédiate s’en trouverait tout aussi immédiatement niée et annulée (lire quelques lignes un peu difficiles, mais denses, de Claude Bruaire sur ce point). Impossible, en effet, d’être source de parole, de pensée ou de sentiment, sans rompre avec l’absolue adhérence à soi que figure l’unité ainsi conçue. De ceci, l’histoire de la pensée philosophique nous offre à la fois une illustration et une confirmation ; car le philosophe Plotin a justement développé, avec une extrême rigueur, une pensée de l’unité correspondant à ce dont il est question ici.

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[1]. Reste par ailleurs la question de savoir comment envisager le mode d'être précis de la Parole (est-elle une "entité"? Si oui, en tant que substance sans subjectivité, ou en tant que personne ?), et la question de savoir comment est préservée l'absolue unité de Dieu. Sur ces points des éléments de réflexion ont déjà été proposés dans les chapitres qui précèdent, ou vont l'être dans ceux qui suivent, dans cette Première Partie. On y reviendra encore dans le cadre de la Seconde Partie, à propos de la question de l'Incarnation.

 

 

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