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Islam et Christianisme
I. La question de la Trinité et de l’unicité de Dieu
1. Le rapport entre Dieu et sa parole éternelle
ès lors que, comme le font l’islam et le christianisme, l’on admet que l’absolu est quelqu’un et qu’il est source de parole, l’on est nécessairement conduit à s’interroger sur le genre de lien existant entre la parole de Dieu et Dieu lui-même ; et cela implique, dans le même mouvement, de s’interroger sur la nature précise de cette parole. Sachant qu’il s’agit ici plus précisément de la parole éternelle de Dieu, la question est : lorsque Dieu parle, qu’est donc cette parole sienne, par rapport à lui ? Le mode de rapport entre Dieu et sa parole est-il identique, par exemple, à celui qui existe entre Dieu et le monde créé ? Evidemment non, et à cet égard l’islam et christianisme sont en accord : dans l’islam la parole de Dieu est clairement dite « incréée », elle n’est pas une créature[1] ; de même selon le christianisme, le Verbe de Dieu est « engendré et non pas créé (genitum non factum) ». Il est signifié par là que la parole de Dieu est, avec Dieu, en un rapport entièrement différent de celui qu’une créature peut avoir avec lui. Créer, en effet, signifie : faire advenir un être d’une autre nature que soi. Dans ce qui est créé, l’être même du créateur n’est pas inclus : le créateur donne le jour à quelque chose ou à quelqu’un qui a son être propre, absolument distinct du sien. Ainsi lorsque l’on dit que Dieu crée le monde, l’on signifie par là que Dieu et le monde sont absolument distincts, qu’ils ne sont absolument pas de la même nature, et qu’il n’y a entre eux aucune commune mesure. Et si l’on dit que le monde est une création divine, l’emploi de l’adjectif « divine » ne signifie pas du tout que le monde est lui-même Dieu, ou une partie de Dieu (si cette expression peut avoir un sens), mais seulement que le monde a en Dieu la source de son existence. En refusant d’envisager la parole de Dieu comme une créature, le christianisme et l’islam nient donc que ce qui vient d’être dit du monde puisse être dit de cette parole. Ils affirment par là que le lien entre Dieu et sa parole est infiniment plus intime que tout rapport entre créateur et créature ; la proximité de Dieu à sa parole n’est comparable à aucune autre. Jusqu’où cette intimité et cette proximité vont-elles donc, selon eux ? Si créer signifie : faire advenir un être d’une autre nature que soi, alors, nier que la parole de Dieu soit créée, cela signifie forcément : nier que Dieu et sa parole soient de nature différente. Cela revient donc à affirmer que Dieu et sa parole sont de même nature. Dieu est source de sa parole de telle sorte, qu’une continuité fondamentale existe et demeure, entre lui et elle. Elle n’est pas absolument autre chose que lui — ou bien : elle est autre que lui, mais selon une altérité qui préserve l’identité de leur nature, contrairement à ce qui a lieu dans la création. La parole de Dieu est donc divine, non pas seulement en ce sens qu’elle a Dieu pour source, comme tout ce qui existe ; elle est divine aussi et surtout en ce sens, réservé à elle seule, qu’elle a Dieu pour contenu : en elle, Dieu lui-même est présent. S’il en va ainsi, le rapport entre Dieu et sa parole (éternelle) est tel qu’il comporte à la fois une différence et une identité des deux. Ces deux aspects (différence et identité) paraissent d’abord contradictoires ; mais le sont-ils vraiment ? Ne peut-on concevoir une manière d’être source, telle que le fruit (la parole) serait, en même temps, distinct de son origine (Dieu) et identique à elle ? De fait, la notion d’engendrement paraît bien correspondre à ce que nous cherchons. En effet, engendrer signifie, comme le signale l’étymologie du mot : faire advenir un être du même genre que soi. Ce qui est engendré n’est pas sans commune mesure avec ce qui l’engendre — littéralement : avec son géniteur —, tout au contraire : ayant en commun un même genre, ils sont tous deux de même nature. Entre ce qui engendre et ce qui est engendré, il existe donc une sorte de continuité ; et en un sens, celui qui engendre est présent dans celui qui est engendré : ce dernier est comme son prolongement. C’est bien le cas dans l’engendrement que connaissent et accomplissent les créatures vivantes : lorsqu’un animal en engendre un autre, quelque chose de lui-même passe dans sa progéniture ; celle-ci est de la même chair, de la même substance que son géniteur. Ainsi donc l’engendré, par rapport à celui qui l’engendre, est bien un nouvel être, doué d’une existence propre : il y a différence entre les deux ; mais en même temps, il n’est pas excessif de dire que l’engendré est plutôt une nouvelle expression du même être : car rien de fondamental, d’essentiel ne le distingue de son géniteur. C’est bien ce que tend à indiquer le terme de reproduction, utilisé pour désigner l’engendrement d’un vivant par un autre[2]. Evidemment, on ne peut admettre que Dieu engendre sa parole éternelle de la même façon qu’un animal en engendre un autre. Toute la dimension physique (et donc aussi temporelle) de l’engendrement animal doit être exclue, s’agissant de l’engendrement divin. Pourtant, l’analogie est bien légitime, dans la mesure où le sens fondamental de la notion demeure le même, dans les deux cas (l’animal engendrant l’animal, Dieu engendrant sa parole) : donner le jour à un être autre que soi, mais de même nature que soi. Il n’y a donc pas lieu de craindre, ici, une chute dans l’anthropomorphisme, ou (ce qui serait plus sacrilège encore !) dans le zoomorphisme. Davantage même, il est possible de soutenir que cette analogie relève plutôt d’un théomorphisme sensé et légitime : dire que Dieu engendre sa parole, ce n’est pas traiter de théologie en employant une catégorie (l’engendrement) qui serait empruntée à la vie animale, et qui aurait sa pleine pertinence dans le seul registre de celle-ci ; c’est, à l’inverse, lorsqu’on emploie la notion d’engendrement à propos de l’animal, que l’on use d’une catégorie qui n’est vraiment à sa place qu’à propos de Dieu. L’engendrement animal n’est un engendrement que dans la mesure où il est une lointaine et infiniment imparfaite imitation de l’engendrement divin, tout comme, d’ailleurs, la parole humaine n’est parole que dans la mesure où elle a quelque ressemblance avec la parole de Dieu. Ainsi, l’on ne commet pas plus un anthropomorphisme (ou zoomorphisme) en disant que Dieu engendre sa parole, que quand on dit que Dieu parle — ce que le christianisme et l’islam disent tous deux très incontestablement. Si la notion d’engendrement est adéquate pour désigner la façon dont Dieu est source de sa parole éternelle, il faut en tirer logiquement les conséquences. Et la plus essentielle semble être celle-ci : si Dieu ne crée pas mais engendre sa parole, et si engendrer signifie faire advenir un être de même nature que soi, alors la parole de Dieu doit être elle-même conçue comme étant, non pas quelque chose, mais quelqu’un : une personne. Car le fait d’être une personne, un sujet, est précisément la caractéristique la plus fondamentale de la nature de Dieu, selon chrétiens et musulmans ; toute la spécificité de ce Dieu réside précisément en ceci, qu’en lui l’absolu est quelqu’un. Autant dire par conséquent que Dieu engendrant sa parole serait, avec celle-ci, dans un rapport de personne à personne, de père à fils — c’est-à-dire très exactement : de père éternel à fils éternel[3]. Il est immédiatement évident qu’en disant les choses ainsi, l’on entre déjà dans l’horizon doctrinal du christianisme, et que l’on franchit un pas que l’islam refusera catégoriquement de franchir. C’est en effet le dogme chrétien de la Trinité qui, ici, commence d’intervenir — bien que seulement deux de ses éléments soient apparents à ce stade. Mais il est non moins clair que le franchissement de ce pas paraît être une suite logique et nécessaire de ce qui précède. On atteint donc ici une sorte de croisée des chemins ; et toute la question est de savoir si, en envisageant la parole de Dieu comme fils de Dieu, on sort du bon chemin (comme le pense l’islam), ou si ce n’est pas plutôt en refusant de l’envisager ainsi que l’on s’arrête en chemin, alors qu’il faudrait continuer (comme le pense le christianisme). Il est donc nécessaire de faire soigneusement le point.
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[1]. Cf. LXXXV, 22. [2]. L’être vivant n’est certes pas une pure et simple « copie » de son géniteur, ne serait-ce que parce que, dans la reproduction sexuée en tout cas, il y a deux géniteurs (et non pas un), qui apportent chacun une partie de leurs patrimoines biologiques respectifs ; le terme de « reproduction » ne serait pleinement valable que dans le cas du clonage ! Toutefois, il est juste de dire que dans chaque vivant sont reproduites les caractéristiques essentielles du genre auquel il appartient (sauf accident ou mutation génétiques). Précisons aussi qu’il est question ici de reproduction de l’être vivant comme tel, non de la procréation de l’être humain.
[3].
Rappelons en effet qu’il s’agit, dans cette partie de notre propos, des
rapports entre Dieu et sa parole éternelle.
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