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La question de la Révélation

Introduction



’islam se fonde sur une parole qu’il présente comme révélée par Dieu, et donc comme divine et non pas humaine. En cela il s’apparente au judaïsme et au christianisme, qui tous deux, avant lui, ont affirmé et affirment toujours se fonder sur une parole de cette nature. Ces trois religions ont donc en commun de se donner pour des religions révélées. Or, comme on le sait, chacune d’elles ne reconnaît pas ce statut aux deux autres ; du moins la situation est-elle, à cet égard, fortement nuancée.
   Pour le judaïsme, ni le christianisme ni l’islam ne sont des religions révélées, en ce sens que, selon lui, ni l’Evangile ni le Coran ne contiennent une parole véritablement inspirée par Dieu, encore moins une parole dictée par Dieu (comme cela est le cas du Coran d’après l’islam), et mille fois moins encore, si l’on peut dire, une parole proférée directement par Dieu lui-même fait homme (comme l’affirme le christianisme à propos de Jésus-Christ : ce dernier ne transmet pas seulement la parole de Dieu mais est cette parole, et est Dieu lui-même [1]).
   Pour le christianisme, le judaïsme est bien une religion révélée : c’est bien Dieu qui parle aux hommes, par le canal des prophètes juifs. Sans doute les chrétiens affirment-ils que cette révélation demeure partielle : car à leurs yeux, elle est grosse de promesses, dont la réalisation ultérieure fait partie intégrante de cette révélation même. Pour être pleinement elle-même, la révélation judaïque doit intégrer en elle l’accomplissement des promesses dont elle est elle-même porteuse ; l’essentiel de ces promesses consistant dans la venue du Messie, et le christianisme considérant que cette promesse est accomplie en la personne de Jésus-Christ, la révélation judaïque reste amputée d’une part essentielle de sa propre substance, si elle n’accueille pas la révélation christique comme son propre accomplissement. Mais en sens inverse, la révélation chrétienne ne peut se penser autrement que comme l’accomplissement de la révélation judaïque ; le christianisme se rendrait lui-même inintelligible et impossible, s’il ne reconnaissait pas dans la révélation judaïque le germe de la révélation chrétienne. Aussi les chrétiens considèrent-ils la Thora comme faisant partie intégrante de l’Ecriture Sainte ; les Ecritures chrétiennes ne se substituent pas à celles des Juifs, elles ne rendent pas celles-ci caduques ou inutiles, mais elles s’y ajoutent ou, selon l’image fameuse, se greffent sur elles. En revanche, l’islam ne peut en aucun cas être reconnu, par les chrétiens, comme porteur d’une parole révélée ; accomplissant de manière surabondante et définitive la révélation divine, la venue, la vie et la résurrection du Christ ne peuvent être suivies d’aucune nouvelle révélation [2].
   Pour l’islam, judaïsme et christianisme sont bien porteurs d’une révélation divine, mais d’une révélation encore inachevée, qui ne recevrait son plein accomplissement qu’avec lui-même, dans le Coran. Par là l’islam nie le caractère définitif de la révélation chrétienne, et ramène celle-ci au rang d’un moment important, mais partiel et relatif, d’une révélation totale dont lui seul prétend être le dépositaire.

* * *

   Que remarque-t-on aisément, au vu de cette rapide présentation ? Premièrement, que la religion la plus ancienne dénie à celle(s) qui apparaisse(nt) après elle le caractère de religion révélée, et se présente comme contenant la révélation dans sa totalité : le judaïsme refuse le caractère de religion révélée au christianisme, le christianisme refuse la caractère de religion révélée à l’islam ; et l’islam lui-même présente la révélation dont il se dit porteur comme définitive, refusant à l’avance toute religion venant après lui qui se prétendrait révélée. Certes, ces refus ne doivent pas être pris pour une prétention à disposer de l’absolue totalité de la révélation divine, comme si l’homme savait tout, désormais, de Dieu, de lui-même et de ses rapports avec lui : ainsi, le judaïsme admet bien que la révélation dont il est porteur a encore un avenir, autrement dit que l’homme a encore bien des choses à recevoir de Dieu (pensons à l’attente du Messie, et à la dimension eschatologique présente dans le judaïsme) ; et il en va de même, mutatis mutandis, avec le christianisme (retour définitif du Christ, jugement, vision béatifique) et avec l’islam (jugement, vie auprès de Dieu). Mais ce qui est essentiel, c’est que dans chaque cas, l’avenir de la révélation est conçu comme ne pouvant que prolonger et accomplir son passé et son présent, de sorte que la révélation ultérieure ne sera pas une autre révélation, mais bien toujours la même. Tout ce qui viendra encore en fait de révélation ne pourra que venir s’inscrire dans l’horizon fondamental que cette révélation, elle-même, s’est par avance ménagé pour elle-même. En termes simples, cela signifie que l’on considère qu’aucune nouvelle révélation ne sera de nature à justifier la naissance d’une nouvelle religion.
   On remarque deuxièmement que chaque religion plus récente prétend « reconnaître » et « accomplir » la précédente, et non pas la remplacer par quelque chose de complètement différent : le christianisme prétend accomplir le judaïsme, l’islam prétend accomplir le christianisme et le judaïsme. Sans doute y a-t-il à cet égard des différences d’extrême importance, dont nous aurons à tenir compte : le statut reconnu au judaïsme par le christianisme n’est pas le même que celui qui est reconnu par l’islam au judaïsme et au christianisme, contrairement à ce que peut laisser croire le rapide exposé qui précède ; ce qui suffit à le montrer, c’est que, tandis que le christianisme incorpore véritablement l’Ecriture des Juifs à la sienne, l’islam n’intègre pas la Bible dans son Ecriture sainte, en ce sens que selon lui le Coran est absolument suffisant à lui seul, et rend inutile et superflu les Ecritures antérieures. Mais demeure néanmoins cette constante formelle : chaque religion plus récente présente la (les) précédente(s) comme une simple préparation aboutissant à elle-même, et y aboutissant comme à son terme définitif.
   Si l’on s’en tient à ce double constat, il semble que la révélation fasse l’objet d’une « dispute », de nature essentiellement polémique : chacun paraît revendiquer jalousement la possession de la révélation divine. S’agit-il de prétentions purement arbitraires, inspirées par l’orgueil ou la soif de domination ? Aux yeux d’un observateur extérieur, athée ou adepte d’une religion non monothéiste, il est tentant de répondre aussitôt par l’affirmative : car ce qu’il lui semble voir, c’est le spectacle consternant et peu sérieux de gens qui, tout en disant partager certains principes fondamentaux, se « chamaillent » pour être reconnus seuls possesseurs de la vérité en sa plénitude. Mais cette réponse est trop rapide. Avant d’affirmer qu’il en va ainsi, il faut s’interroger avec sérieux sur ce point : existe-t-il un moyen de savoir ou d’entrevoir si ce qui se présente comme une révélation divine en est bien une ? Peut-on discerner ce qui est révélation divine et ce qui ne l’est pas ? Et faut-il admettre à cet égard la possibilité qu’il y ait des degrés plus ou moins profonds de révélation, comme semblent le supposer les religions qui regardent leur(s) devancière(s) comme une (des) étape(s) préparatoire(s) ? Pour répondre à ces questions, une voie et une seule se présente : celle qui consiste à scruter le plus profondément possible le sens de la notion même de révélation, dont les trois religions monothéistes se réclament. C’est ce que nous allons tenter de faire dans les pages qui suivent.

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I. L’idée de révélation considérée en elle-même

1. Le sens très général de l’idée de révélation

nvisagée en son sens religieux général et simple, la révélation désigne la manifestation de l’absolu à l’homme, avec cette précision essentielle que la source de cette manifestation n’est rien d’autre que l’absolu lui-même. La révélation est manifestation de soi, par soi ; en elle, ce qui manifeste et ce qui est manifesté ne font qu’un. Il faut donc distinguer la révélation de toute découverte de l’absolu qui serait opérée par l’homme lui-même. Dans la révélation, ce n’est pas l’homme qui, avec ses moyens et ses forces propres (ceux de son esprit, ou de sa raison), parviendrait à se hisser jusqu’à l’absolu, ou du moins à s’en approcher, et qui parviendrait à en découvrir tel ou tel aspect. Un tel mouvement s’effectuerait, pour ainsi dire, de bas en haut, de l’homme vers l’absolu, il aurait donc en l’homme son point de départ et son moteur ; mais la révélation est un mouvement inverse de celui-ci : de haut en bas, de l’absolu vers l’homme. La révélation est une prise de connaissance de l’absolu par l’homme ne résultant pas d’une conquête de l’homme, mais d’un don de soi de l’absolu ; non pas d’une élévation de l’homme, mais de la condescendance de l’absolu [3].
Aussi, la manifestation de soi de l’absolu, dans la révélation, ne doit pas être confondue avec la manifestation de l’absolu que l’homme a sous les yeux, à travers le monde créé. On peut considérer, en effet, que la simple existence du monde, sa beauté ou sa merveilleuse organisation, sont elles-mêmes des manifestations de l’absolu, et qu’elles constituent, en ce sens, une révélation. Mais premièrement, on ne peut dire que c’est alors l’absolu lui-même qui se manifeste de façon directe ; car ce qui, dans ce cas, est manifeste, c’est autre chose que lui, à savoir le monde ; quant à l’absolu il se tient précisément au-delà de ce monde, au-delà de ce qui est ainsi manifeste. L’absolu se manifeste donc, en vérité, dans ce cas, comme ce qui est autre, et même tout autre que ce qui est visible et manifeste. Deuxièmement, dans cette « révélation » indirecte, c’est bien à l’homme qu’il revient de s’élever par lui-même jusqu’à l’absolu ou de s’approcher de lui : c’est à l’homme de regarder le monde, de s’interroger sur lui, et d’apprendre à l’utiliser comme un support pour aller au-delà de lui. Or comme nous l’avons dit, la révélation dont il s’agit ici n’est justement pas de cette sorte. Il s’agit d’une manifestation directe de l’absolu, en ce sens que l’absolu ne s’y donne pas à deviner, mais s’y exprime lui-même en personne. C’est pourquoi la révélation au plein sens du terme ne s’effectue pas au moyen de réalités physiques créées, considérées dans leur réalité propre (le monde et ce qui le compose, ou même tel ou tel événement), mais au moyen de la parole : l’absolu se révèle à l’homme en lui parlant, instaurant ainsi un rapport direct (d’Esprit à esprit, ou de Personne à personne), dans lequel c’est bien lui (sa volonté, sa pensée, ce qui est en son cœur) qui se manifeste tel quel.
A partir de cette esquisse, deux développements majeurs s’avèrent possibles et nécessaires.

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2. Le fait même de la révélation comme premier contenu de la révélation

   Le premier point concerne ce que la révélation révèle. La révélation, en effet, révèle forcément quelque chose. Ce « quelque chose », c’est-à-dire ce qui est révélé, nous l’appelons le contenu de la révélation. Notre interrogation porte maintenant sur ce point : qu’est-ce donc au juste que la révélation révèle ? Quel est son contenu propre ? Or sitôt cette question posée, il apparaît que le contenu de la révélation se dédouble en deux aspects.
   D’une part la révélation a pour contenu ce qui est dit en elle et par elle. L’absolu, lorsqu’il parle, dit quelque chose. Il exprime par exemple telle prescription, telle exigence, ou bien il apprend à l’homme telle ou telle vérité (par exemple, que l’homme sera jugé après sa mort). Cette prescription, cette exigence ou cette vérité constituent ainsi le contenu de la révélation : ce sont elles que l’on indiquera, à celui qui demanderait : « Que révèle donc l’absolu ? ». Ce contenu-là est assurément le plus évident, le plus immédiatement repérable, et c’est à lui que l’on pense en tout premier lieu.
   Mais d’autre part, la révélation ne consiste jamais seulement en de tels contenus. En effet, en chacun de ceux-ci et à travers chacun de ceux-ci, autre chose est manifesté : à savoir, le fait même que l’absolu s’adresse à l’homme et se révèle à lui. En se manifestant à nous, il nous manifeste d’abord et avant tout qu’il est capable et désireux de se manifester à nous. De ce fait, on peut dire que la première chose que l’absolu révèle, c’est qu’il se révèle. Le contenu de la révélation n’est, en ce sens, rien d’autre qu’elle-même : il n’y a pas d’un côté le fait que l’absolu parle, et d’un autre côté ce qu’il dit dans cette parole, mais c’est la prise de parole elle-même qui est à considérer comme le contenu essentiel. C'est que Hans-Urs von Balthasar, par exemple, a fort bien compris, et magnifiquement exprimé (lire un extrait de cet auteur).
   Ce point peut sembler étrange et sans grand intérêt, à première vue. Il peut sembler que l’essentiel réside plutôt dans les prescriptions ou les vérités que l’absolu nous fait connaître, et qu’il n’y a pas lieu de s’attarder sur le fait qu’en nous les révélant, l’absolu nous montre aussi qu’il se révèle à nous. Mais ce point est en vérité si important que les autres contenus révélés (prescriptions, etc.) peuvent être tenus sinon pour secondaires, du moins comme seconds par rapport à lui.
   Quelle est, en effet, la grande nouvelle que l’absolu nous fait connaître en s’adressant à nous ? De tout ce que la révélation nous révèle, qu’est-ce qui est le plus extraordinaire ? Quel est l’aspect qui, pour ainsi dire, commande et justifie tous les autres ? Précisément ceci : l’absolu, qui par définition n’a aucun besoin de nous, qui pourrait très bien nous laisser livrés à nous-mêmes et se désintéresser de nous, décide pourtant, en toute liberté et par générosité pure, de se tourner vers nous, de prendre souci de nous, et de nous élever au rang d’interlocuteurs pour lui. C’est cette nouvelle qui est proprement stupéfiante. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler comment les Grecs, avant de recevoir la révélation, se représentaient l’absolu : soit comme une substance anonyme, sans visage ni subjectivité, dépourvue de volonté, d’intelligence et de sentiment, incapable d’éprouver le moindre intérêt pour quoi que ce soit ; soit comme un sujet doué d’intelligence et de volonté, mais insoucieux de l’homme, et réservant toute son attention au seul être digne d’en être l’objet : lui-même. Aussi, pour les Grecs anciens, toute l’aventure de la recherche de l’absolu et de l’effort visant à le rencontrer était entièrement à la charge de l’homme ; l’absolu, de son côté, ne pouvait ni ne voulait en aucune façon s’en préoccuper, ou y collaborer. Le désir de rencontre entre l’homme et l’absolu était entièrement du côté de l’homme, et celui-ci était laissé à ses propres forces pour tenter de satisfaire ce désir. Mais voilà l’incroyable coup de théâtre de la révélation, la première et essentielle bonne nouvelle (en grec : euangelion), la divine surprise : l’absolu nous parle ! Et en un sens — disons-le ainsi par souci de clarté, même si, en toute rigueur, ce n’est pas vrai — peu importe ce qu’il dit : c’est le fait même qu’il veuille nous parler qui, plus que tout, nous éblouit et nous bouleverse. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faut pas prêter attention aux paroles précises qu’il nous adresse. Mais cela signifie que l’on n’entendra pas correctement ces paroles, si on ne les relie pas en permanence à ce pur souci de l’absolu envers nous. Nous ne saisirons pas les paroles de l’absolu comme elles doivent l’être, si nous oublions qu’elles ont ce souci pour unique source et unique justification, et qu’elles sont toujours, pour ainsi dire, une suite, un développement et une particulière incarnation de ce souci. C’est en ce sens précis que le premier et le plus essentiel contenu de la révélation ne réside pas dans les prescriptions ou les vérités considérées immédiatement en elles-mêmes, mais dans le pur fait de la révélation elle-même.

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3. La révélation comme don de l’inaccessible

   Un second point doit être souligné : la révélation fait connaître à l’homme ce que celui-ci ne peut absolument pas découvrir par lui-même. Nous avons déjà indiqué que, dans la révélation, la vérité n’était pas conquise par l’homme, mais donnée par l’absolu. Il faut encore insister sur le fait que la conquête et le don ne sont pas, ici, deux manières différentes de connaître la même chose ; ce que révèle la révélation ne peut pas être connu par l’homme autrement que de cette façon-là. En ce sens, la révélation souligne à la fois la petitesse et la grandeur de l’homme. Sa petitesse, car elle manifeste son incapacité à atteindre la vérité absolue par lui-même ; mais aussi sa grandeur, car il est capable de recevoir cette vérité.
   Ce point, correctement compris, éclaire un problème classique qui concerne la question de la vérité. On dit souvent en effet : nous ne pouvons savoir si la vérité absolue existe, et si elle existe, nous sommes incapables de la connaître ; comment l’homme, qui dispose de capacités finies, limitées, pourrait-il connaître et exprimer l’absolu ? Ne serait-ce pas là une prétention exorbitante ? Et l’on en tire couramment comme conséquence : n’essayons même pas d’entreprendre une telle tâche, soyons humbles, consacrons-nous à ce qui se trouve à notre portée. Concrètement, la petitesse de l’homme joue alors le rôle d’alibi pour l’oubli de la question de la vérité absolue, et pour l’orientation de l’activité humaine vers des soucis et des travaux purement mondains, humains, et cela en plus avec les apparences d’une profonde humilité.
   Mais ce qui est complètement oublié dans une telle vision des choses, c’est que, si l’homme ne peut effectivement pas prétendre s’emparer de l’absolu (comme un chasseur de sa proie, selon l’image platonicienne), il reste à envisager et à admettre la possibilité que l’absolu, lui, puisse se pencher vers l’homme et se donner à lui (comme une proie consentante en quelque sorte). Tel est, redisons-le, le cœur de l’idée même de révélation. Alors se découvrent en même temps la fausse et la vraie humilité. L’attitude du renoncement à la vérité sous prétexte de l’impuissance humaine est une humilité apparente, qui masque une grande prétention. En effet, décréter que la vérité absolue ne peut être connue par nous parce que nous ne pouvons nous élever jusqu’à elle, c’est sous-entendre que cette élévation constituerait la seule manière possible de la connaître ; c’est donc sous-entendre, du même coup, que la vérité absolue ne peut pas, de son côté, se tourner vers nous et se donner à nous : cette éventualité est exclue d’emblée, par principe. Mais cela signifie alors que l’on prétend savoir de quoi l’absolu est capable ou non, et donc qu’on prétend le connaître : on l’envisage d’avance comme quelque chose d’inerte, qui pourrait seulement attendre passivement que nous essayions de nous approcher de lui. Sans s’en rendre compte, on affirme ainsi une certaine conception de l’absolu — qui correspond, peu ou prou, à celle que développèrent les penseurs de la Grèce antique.
   Si l’on veut être vraiment humble, il faut raisonner autrement. Comme nous ne sommes pas capables de connaître l’absolu, nous devons admettre que nous ne savons même pas s’il peut se révéler et s’il le veut ; cette possibilité ne peut en aucun cas être exclue a priori (lire une pensée de B. Pascal sur ce point). L’humilité se reconnaît à la disponibilité ; il faut être prêt à reconnaître et à admettre même ce qui déroute le plus notre raison, même ce qui déjoue le plus notre attente [4]. Sans doute est-il stupéfiant et incompréhensible pour nous que l’absolu se soucie de nous, et se donne à nous ; mais justement : si nous refusons ce souci et ce don au motif que cela nous est incompréhensible, alors nous prenons notre capacité de comprendre comme mesure de ce qui est possible ou non. Il y a infiniment plus d’humilité à accepter de recevoir ce don, et à se reconnaître par là débiteur d’une dette infinie, qu’à prétendre décider souverainement de ce que l’absolu peut et veut.
   Soulignons-le : s’il y a quelque chose qui, dans la révélation, excède absolument nos propres capacités de compréhension et de découverte, c’est justement ceci : le fait que l’absolu prenne souci de nous. Peut-être pouvons-nous, par les seules forces de notre raisonnement, arriver jusqu’à connaître l’existence nécessaire d’un être absolu ; peut-être pouvons-nous même, de la même manière, parvenir à comprendre que cet absolu ne peut pas être une simple substance, mais doit être doué de subjectivité, d’intelligence et de volonté (sans quoi il ne serait pas vraiment absolu). On peut estimer qu’Aristote, par exemple, et peut-être aussi Hegel, chacun à leur façon, sont parvenus jusqu’à ce point. Mais que cet absolu s’intéresse à nous, se manifeste et s’offre à nous ! Cela n’est pas déductible par le raisonnement. Et il y a à cela une raison : c’est que cet intérêt, cette manifestation et cette offre ne sont pas les fruits d’une nécessité, mais d’une libre décision. L’absolu pourrait très bien s’en abstenir, il n’en a nul besoin pour lui-même. Et c’est précisément cela qui ne peut être découvert autrement que par révélation : la décision purement libre naissant dans le cœur. Déjà au niveau humain, nous sommes absolument incapables de saisir, par nous-mêmes et de l’extérieur, ce qui se passe dans le secret de la conscience d’autrui ; les véritables intentions et sentiments d’autrui ne peuvent être connus par nous, que si autrui décide librement de nous les faire connaître, de les manifester en vérité : en un mot, s’il nous les révèle. Cela est connu par révélation seulement, et seul cela a besoin d’être révélé.
N’arrive-t-il pas que certains hommes aient bien du mal à croire que d’autres hommes s’intéressent sincèrement à eux, et les aiment ? Ne leur faut-il pas parfois bien du temps, bien des efforts pour recevoir comme vraie, avec confiance, l’assurance qui leur est faite que cet intérêt et cet amour sont bien réels ? Combien cela est-il plus vrai encore, s’agissant des pouvoirs, des volontés et des sentiments de l’absolu !

* * *

   La révélation consiste donc en un libre don, de l’absolu à l’homme, d’une vérité inaccessible pour ce dernier par ses seules forces, et dont l’aspect premier réside précisément dans le fait que l’absolu a souci de l’homme. Par là se précisent déjà nettement les "critères" à la lumière desquels l'on peut tenter de reconnaître quand il y a bien révélation divine, ou non. Mais comme ce point est d'une importance tout à fait essentielle, il nous faut prendre le temps de le préciser encore, en soulignant et en complétant ce qui précède.

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4. Synthèse : à quoi peut-on reconnaître qu’un discours qui se présente comme une révélation divine en est bien une ?

   Il faut, en effet, que quelque chose l’authentifie comme révélation, ou pour le dire simplement, il faut qu’il y ait des raisons de penser que ce discours vient de Dieu plutôt que d’un homme. Si on refuse qu’il y ait de telles raisons, cela signifie qu’il faudrait accepter comme révélation de Dieu n’importe quel discours qui prétendrait en être une : impossible alors de différencier une révélation véritable d’un propos tenu par le premier « illuminé » venu ; impossible aussi de répondre quoi que ce soit aux objections des athées, qui affirment que toutes les prétendues révélations ne sont que des paroles purement humaines se faisant passer pour divines.
   Il faut donc chercher à définir des marques d’authenticité. Et pour ce faire, s’appuyer sur l’idée même de révélation plutôt que sur tout autre élément. Tel est le point qu'il s'agit ici de clarifier tout à fait.

* * *

   Quand on cherche de telles marques, on pense en premier lieu à des aspects tels que :
— les qualités formelles du discours (style, etc.).
— annonce par ce discours d’événements futurs (prophéties), qui une fois effectivement arrivés, confirment qu’un pouvoir plus qu’humain est à l’œuvre.
— annonce par ce discours de vérités portant sur l'organisation physique du créé ("vérités scientifiques"), encore inconnues par les hommes à l'époque où la révélation a lieu.
— les qualités morales ou intellectuelles du « messager » (celui qui affirme avoir reçu de Dieu un discours, qu’il répète ensuite aux hommes). Il semble naturel de faire confiance à quelqu’un qui a toujours fait preuve d’honnêteté, de pondération, de sang-froid, etc., plutôt qu’à un individu connu pour mentir souvent, ou pour être un exalté.
— capacités du messager à accomplir des miracles.
— réception du message accompagnée de miracles.
(On laisse de côté la marque qui consisterait dans une correspondance avec des révélations antérieures, car cela ne fait que repousser le problème : comment savoir si les révélations antérieures étaient bien des révélations et non des inventions humaines ?).
   Or rien de tout cela n’est décisif, tant que le discours considéré en lui-même, dans son contenu, est tel qu’un homme peut en être la source. Prenons un exemple volontairement simple : si un homme prétend qu’il a reçu une révélation, et que le contenu de cette révélation est « La Terre tourne autour du soleil », il n’y a pas de raison de penser que ce propos vient de Dieu, car il est à la portée de n’importe quel homme de tenir ce propos. Même si l’homme en question fait de nombreux miracles, qu’il est d’une grande moralité, etc., cela n’y change rien : le contenu de son propos n'a rien qui appelle une intervention divine.
   Ce qui est vraiment décisif, c’est la question de savoir si ce qui est dit peut avoir sa source en un homme ou pas ; tous les éléments extérieurs, qui entourent ce contenu (circonstances, personnalité du messager, etc.), sont secondaires. Autrement dit, il s’agit de se demander si ce qui est dit dépasse absolument les capacités humaines. L’idée générale est donc : ce qui constitue par excellence et logiquement le contenu d’une révélation, cela doit être quelque chose qui ne peut venir à la connaissance de l’homme que de cette façon. C’est cela, et seulement cela, qui a « besoin » d’être révélé.
   Bien sûr, rien n’empêche que Dieu dise à l’homme quelque chose que l’homme aurait aussi bien pu trouver par lui-même, sans l’aide de Dieu (comme dans l'exemple ci-dessus). Mais alors par rapport à un tel contenu, la forme de la révélation est seulement contingente : autrement dit, elle n’est qu’une simple possibilité parmi d’autres, puisque le même contenu aurait pu être formulé même sans révélation. C’est en ce sens qu'il faut dire que de tels discours ne sont pas pleinement conformes à l’idée même de révélation : dans le meilleur des cas, ils ont avec celle-ci un rapport extérieur et accidentel (puisqu’ils peuvent être exprimés sans elle). En sens inverse, seuls sont pleinement conformes à l’idée de révélation des discours qui ne peuvent absolument pas parvenir à la connaissance des hommes, si Dieu ne les leur fait pas connaître : car c’est seulement dans ce cas que quelque chose est vraiment révélé à l’homme. En termes un peu plus techniques : c’est seulement dans ce cas qu’il y a parfaite adéquation entre le contenu (ce qui est dit) et la forme (la manière dont cela est dit : intervention divine).

* * *

   Cela nous invite à être encore plus précis, quitte à nous répéter un peu, pour tenir compte d'un type de discours fréquemment tenu dans le monde musulman d'aujourd'hui. On voit en effet des musulmans qui tentent de "prouver" le caractère révélé du Coran, en montrant que celui-ci contient des "vérités scientifiques" que les hommes de l'époque (VIIe siècle) ne pouvaient pas connaître, et qui n'ont été découvertes que par la science du XIXe et du XXe siècle (sur le cycle de l'eau, le développement de l'embryon, le nombre des couches de l'atmosphère terrestre, etc.). Nous ne nous intéresserons pas ici à l'exactitude de ces affirmations (ces vérités se trouvent-elles vraiment dans le Coran, ou bien déforme-t-on le texte pour les y trouver ? certaines de ces vérités n'étaient-elles pas déjà connues des hommes, et indiquées par exemple dans la Bible, ou même en des écrits profanes - comme ceux de Galien, par exemple, médecin grec du IIe siècle, sur le développement de l'embryon ?) ; nous ne nous arrêterons pas non plus au fait que de telles tentatives ont été faites également, et avec le même degré de "réussite", sur la Bible chrétienne, la Thora... ou même les pyramides d'Egypte (on trouve des gens pour soutenir que, si on étudie attentivement la Grande Pyramide, ses proportions, son orientation, etc., on peut y "lire" non seulement de remarquables connaissances en astronomie (ce qui est sans doute vrai), mais même des connaissances relevant de la science la plus moderne...). Nous nous concentrerons seulement sur l'idée que, même si de telles vérités se trouvaient dans le Coran, elles ne pourraient pas être considérées comme des révélations au sens strict du terme.
Ces vérités, en effet, ne sont pas en soi et absolument inaccessibles à l'homme par lui-même. Elles ne dépassent pas par nature les possibilités de connaître de l'homme, mais seulement (dans le meilleur des cas) ce que l'homme pouvait connaître à une certaine époque. Ce qui le prouve, c'est justement que l'homme a été capable de les découvrir plus tard sans recourir au Coran, de façon purement autonome, en n'utilisant rien d'autre que la capacité humaine de raisonner et de connaître. Or le contenu propre de la révélation, ce n'est pas ce qui dépasse les possibilités de tel ou tel homme en particulier, ni de tous les hommes de telle ou telle époque seulement, mais ce qui dépasse les capacités de connaître de tous les hommes et de tous les temps ; autrement dit, ce qui est inaccessible à l'homme par nature. Il s'agit donc de contenus tels que jamais aucun homme, si grandes que soient ses capacités et quelles que soient les circonstances historiques en lesquelles il vit, ne peut parvenir à les découvrir. Et cela, même si l'on imagine un homme qui parviendrait à développer pleinement et complètement toutes les potentialités de l'esprit humain, et qui disposerait pour cela d'un temps d'une durée infinie. Tout ce qui peut ou pourrait être connu par l'homme moyennant seulement le développement de ses capacités ne peut pas lui être révélé, si ce n'est en un sens second et relatif : car les choses de ce genre, l'homme pourrait les découvrir par lui-même, sans qu'une révélation divine soit nécessaire. Si donc ces choses lui sont "révélées" en ce sens que Dieu lui-même les lui apprend, il reste que, par rapport à elles, la révélation reste une forme extérieure, seulement possible mais non absolument nécessaire : car il y a encore une autre voie possible (celle de la raison humaine) pour arriver jusqu'à elles. Inversement, répétons-le, ne peut être révélé au sens strict et véritable du terme que ce qui ne peut absolument pas être su, ni maintenant ni plus tard, ni par cet homme-ci ni par cet homme-là, autrement que par une déclaration de Dieu.
   Ainsi aucune "connaissance scientifique" ne peut, par définition, faire l'objet d'une véritable révélation. Quels sont donc les contenus qui le peuvent ? Ceux qui touchent à Dieu lui-même et aux décisions de son infinie liberté. Encore une fois : son souci pour le monde et pour l'homme, le dessein qu'il a pour eux, sa volonté d'inviter l'homme à entrer en relation avec lui, la nature de cette relation ; et du coup, certaines vérités sur le monde et sur l'homme, mais seulement sous l'angle de leur signification dans le cadre du libre projet divin, de leur raison d'être fondamentale, de leur fin dernière. En somme et derechef : tout ce qui relève de la relation de Dieu à l'homme comme relation de Personne à personne, d'Etre libre à être libre. Seul ce qui est de l'ordre de la libre décision est par définition indéductible, imprévisible, inviolable par un regard extérieur, et ne peut donc être su autrement que par révélation. Et absolument rien d'autre.

* * *

   A l’aide de ces points simples mais tout à fait essentiels, nous pouvons maintenant tenter de considérer de plus près les trois monothéismes et nous interroger sur le statut de religion révélée qu’ils revendiquent.

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II. Pourquoi reconnaître l'islam comme une religion révélée ?

1. Examen de la prétention du judaïsme et du christianisme à être des religions révélées

e judaïsme et le christianisme ont tous deux de solides raisons de se présenter comme des religions révélées. En effet, par sa nature même, la parole qu'ils conservent et transmettent ne peut être conçue que comme révélée par Dieu et non inventée par l'homme. Cela ne signifie pas que ces deux religions pourraient présenter des "preuves" de leur caractère révélé, de sorte qu'il serait impossible de leur contester ce statut : mais cela signifie qu'il existe une connexion logique entre ce qui est dit dans cette parole, et la nature divine de la source de cette parole.
   En ce qui concerne le judaïsme, le coeur même de la parole qui le constitue réside précisément en ceci, que l'absolu est quelqu'un, qui a créé l'homme et se soucie de lui, et invite celui-ci à entrer avec lui en une relation se nouant dans le cours d'une histoire. Or un tel contenu ne peut, par définition, avoir d'autre source que l'absolu, sauf à se contredire et à se détruire lui-même : car répétons-le, la volonté de l'absolu de se soucier de l'homme (alors qu'il pourrait très bien n'en rien faire), et avant cela, le fait même que l'absolu soit capable de souci, cela ne peut venir à la connaissance de l'homme autrement que si l'absolu lui-même le lui apprend. S'il est vrai que l'absolu a souci de l'homme, la révélation est logiquement l'unique voie possible pour que cette vérité parvienne à l'homme. Ainsi, le contenu de la parole judaïque est conforme aux caractères essentiels, dégagés précédemment, de l'idée même de révélation : il s'agit par hypothèse d'une parole ne pouvant pas provenir de l'homme.
   Ce qui le confirme, de façon empirique et historique, c'est l'extraordinaire nouveauté de cette parole, la différence radicale qu'elle constitue par rapport à tous les discours religieux existant auparavant. Jamais avant le judaïsme n'avait été exprimée l'idée d'un Dieu unique et créateur, c'est-à-dire d'un absolu qui soit quelqu'un. Sans doute, en de multiples traditions, s'était-on figuré que telle ou telle divinité avait parlé à tel ou tel homme ; mais toujours cette divinité n'en était qu'une parmi d'autres : il ne s'agissait pas de l'absolu lui-même. Quant à l'absolu, précisément, on en avait bien quelque intuition, même confuse ; mais il faut le redire : jamais cet absolu n'était conçu autrement que muet, impassible et impersonnel. En bref, dans l'horizon religieux non judaïque, un dieu peut parler mais ce dieu n'est pas l'absolu ; et l'absolu existe, mais il ne parle pas.
   La radicale nouveauté de la parole judaïque se manifeste alors concrètement par ceci, qu'elle donne lieu à la naissance d'une nouvelle religion – mais précisons bien : il ne s'agit pas seulement de l'apparition d'une religion de plus, venant simplement s'ajouter à l'immense foule des religions déjà existantes avant lui. La religion judaïque tranche absolument sur toutes les autres, elle n'appartient pas à leur famille. Toutes les religions pré-judaïques et non judaïques, en effet, forment une seule et même grande famille, en dépit des multiples différences apparentes qui les distinguent. Elles ne diffèrent entre elles que par le degré. Mais le judaïsme, lui, diffère d'elles toutes par sa nature. Ce qui en est un puissant indice, c'est le fait que, dès son apparition, le judaïsme a été perçu par tout le reste du monde comme quelque chose d'étranger, d'unique, d'aberrant. Tous les autres peuples ont senti d'instinct, et immédiatement, qu'avec le peuple juif il ne s'agissait pas d'un peuple ni d'une religion comme les autres, avec lesquels on pût avoir des relations ordinaires. Cette réaction unanime en dit long. Aux yeux des non juifs, par exemple des Romains, la multiplicité des religions, des dieux et des cultes, était chose tout à fait naturelle ; le Romain ne sentait pas la religion égyptienne, par exemple, comme quelque chose d'inouï et d'aberrant : cette religion, quoique différente de la sienne, lui paraissait s'inscrire dans un ordre des choses identique au sien, dans une conception générale du divin fondamentalement semblable à la sienne. Rien de tel avec le judaïsme (comme, plus tard, avec le christianisme) : le Romain y voyait quelque chose d'absolument incompatible avec l'ordre habituellement admis, quelque chose venant menacer dans son tréfonds la vision du monde, du divin et de l'humain qui, en tous temps et en tous lieux, avait prévalu jusqu'alors. Aussi n'est-il pas étonnant que le peuple juif, essentiellement en raison de son extraordinaire religion, ait fait l'objet d'une réprobation, et même d'une haine toutes spéciales : pour des Romains comme Pline le Jeune ou Tacite, par exemple, les juifs (et les chrétiens) étaient ni plus ni moins que des ennemis du genre humain [5].

   Parce qu'il se fait l'écho d'une parole radicalement différente de toutes celles que les hommes avaient proposées jusqu'alors, et même, plus profondément, différente de ce que tout homme peut dire, le judaïsme peut se présenter comme une religion révélée. Et en raison du contenu précis de cette parole, il ne peut même pas, à vrai dire, faire autrement. Le judaïsme peut et doit dire : " La parole dont je suis dépositaire, quel homme pourrait en être l'auteur ?". Evidemment, cela n'empêche pas que certains hommes refusent d'admettre le caractère révélé de cette parole, et affirment qu'il s'agit là simplement d'une invention humaine. C'est ce que disent, en particulier, les athées, par exemple Nietzsche et bien d'autres avec lui. C'est pourquoi, nous l'avons dit d'emblée, les considérations qui précèdent ne prétendent pas être des "preuves" du caractère révélé de la religion judaïque, au sens où notre esprit serait contraint de l'admettre comme une évidence irrécusable. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il est parfaitement logique que la parole judaïque se présente comme révélée : cette parole diffère de tous les discours religieux précédents, et la source dont elle prétend provenir diffère, elle aussi et dans les mêmes proportions, de celle que les discours antérieurs s'attribuaient. C'est pourquoi même l'athée, qui pense que l'idée de révélation est elle-même une invention de l'homme, doit pourtant admettre que le judaïsme est cohérent avec lui-même en affirmant que la parole dont il est porteur a pour source l'absolu lui-même (et non pas seulement telle ou telle divinité).

* * *

   Il en va de même, et pour ainsi dire à plus forte raison, avec le christianisme. Ce qu'il proclame, en effet, est encore plus inouï que ce que professe le judaïsme (si une telle hiérarchie peut vraiment avoir un sens), et exige encore plus d'avoir pour source l'absolu en personne : car non seulement le christianisme conserve l'affirmation que l'absolu est quelqu'un, qui a souci des hommes qu'il a créés, mais il affirme en outre que ce souci va jusqu'à l'adoption, par l'absolu lui-même, de la condition humaine. En termes de parole, on peut encore exprimer ainsi le surcroît du christianisme par rapport au judaïsme : tandis que, dans le judaïsme, Dieu (c'est-à-dire l'absolu comme personne, et non un dieu comme ceux du paganisme) adresse à l'homme une parole faite de mots et de phrases, donc une parole qui est seulement quelque chose, selon le christianisme la parole adressée par Dieu à l'homme est aussi et surtout faite de chair et de sang, douée de vie intérieure et de subjectivité, donc une parole qui n'est pas quelque chose mais quelqu'un, une personne.
   Or s'il était déjà impossible à l'homme de découvrir par lui-même que l'absolu est quelqu'un, et quelqu'un qui a souci des hommes, il est tout autant impossible (ou même plus encore) à l'homme de savoir par lui-même que l'absolu veut et peut s'incarner, se faire homme, sans rien perdre pour autant de sa divinité. Pour les païens, il était inconcevable que l'absolu fût quelqu'un qui s'intéressât aux hommes : aussi le message des juifs leur paraissait-il irrecevable. Mais pour les juifs, il était et il demeure inconcevable que l'absolu et l'homme puisse s'unifier en une même et unique personne : aussi le message des chrétiens leur paraissait-il et leur paraît-il toujours irrecevable et scandaleux. L'incompatibilité qui existe, aux yeux des juifs, entre le christianisme et leur propre horizon religieux, n'est pas moins grande, en un sens, que l'incompatibilité qui existait, aux yeux des païens, entre le judaïsme et leur propre horizon religieux. On comprend donc que la parole chrétienne, elle aussi, justifie et appelle l'instauration d'une nouvelle religion (et non pas seulement une réforme de l'ancienne). On comprend aussi que cette nouvelle religion ne peut se concevoir autrement que comme révélée : l'incarnation de l'absolu ne peut, par définition, être envisagée autrement que comme ayant sa source dans l'absolu lui-même (sinon la notion même d'incarnation perd tout sens), ni autrement que comme un événement que l'homme peut seulement recevoir et constater, tant il excède tout ce qu'il est capable d'envisager et de prévoir par lui-même. Ainsi, comme le judaïsme (quoique avec le surcroît qui vient d'être indiqué) le christianisme respecte les conditions essentielles de l'idée de révélation.
Ici encore, il faut le préciser : on peut bien nier le caractère révélé de la religion chrétienne, et affirmer que celle-ci est tout entière le fruit de l'esprit humain ; mais ce que l'on ne peut nier, c'est que le contenu doctrinal du christianisme appelle logiquement la forme de la révélation, et par conséquent que le christianisme ne peut faire autrement que de se présenter comme révélé (sauf à s'annuler lui-même) : car il prétend dire quelque chose (et même quelqu'un !) de radicalement nouveau, qui, pour être ce qu'il est, ne peut avoir d'autre source que l'absolu lui-même.

* * *

   Il nous faut maintenant chercher à comprendre si ce qui vient d'être dit du judaïsme et du christianisme peut également être dit de l'islam, et si tel n'est pas le cas, pour quelles raisons.

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2. L'islam n'apporte rien de nouveau

   Nous savons désormais en quel sens cette question doit être entendue : il ne s'agit pas de chercher s'il existe des "preuves" du caractère révélé du Coran, mais de chercher si, comme dans le cas du judaïsme et du christianisme, la parole énoncée dans le Coran requiert logiquement la révélation divine comme forme et comme source. Nous savons aussi, de manière plus précise, ce en vertu de quoi une parole appelle logiquement la forme de la révélation : il faut que cette parole offre à la fois une nouveauté radicale par rapport aux paroles antérieurement entendues (c'est là un critère empirique, si l'on veut, non suffisant par lui-même mais précieux à titre d'indice), et un surcroît radical par rapport à ce que l'homme peut découvrir et dire par ses seules forces (critère bien plus fondamental, et suffisant par principe).
   Comme l'islam est né après que deux révélations aient eu lieu (ou une seule, mais en deux grands temps à la fois distincts et coordonnés : les deux "alliances"), l'on peut même préciser davantage : il s'agit de savoir si le Coran apporte aux hommes quelque chose de plus que ce que la (ou les) révélation(s) antérieure(s) annonçai(en)t déjà – littéralement : quelque chose d'inouï –, et si cet éventuel "plus" est de nature telle, que sa source ne puisse logiquement être que divine et non pas humaine.
   Demandons-nous donc : qu'apporte l'islam de nouveau par rapport au judaïsme et au christianisme ?

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   Cette question demande à être posée à propos de l'essentiel, du coeur central dont tous le reste dépend, c'est-à-dire : d'une part, Dieu considéré en lui-même, et d'autre part, Dieu dans son rapport avec sa création.
   A propos de Dieu en lui-même, tout d'abord, que nous dit le Coran ? Au vrai, bien peu de choses : Dieu est unique, et il est source d'une parole éternelle et incréée. On cherchera vainement, dans le Coran, quoi que ce soit de plus. Assurément ce n'est pas rien : mais le problème est qu'aucun de ces deux points n'était inconnu de l'homme, avant que Muhammad ne les formulât : pour le dire rapidement, le premier est très expressément révélé dans le judaïsme, et le second dans le christianisme (peut-être même déjà dans le judaïsme également).
   Si l'on considère ensuite Dieu dans son rapport avec ce qui n'est pas lui, qu'en est-il ? Le Coran affirme que Dieu est l'origine et la fin de toutes choses ; qu'il est le créateur de l'homme et du monde ; qu'il est soucieux du sort de l'homme et désireux de le guider vers son bonheur, qu'il est envers l'homme clément et miséricordieux, et qu'il le jugera en toute justice après sa vie. Mais derechef : tout cela était connu depuis des siècles et des siècles, par les Juifs et les Chrétiens, au moment où Muhammad l'a dit.
   Ainsi, sur l'essentiel, à la question qu'apporte l'islam de nouveau par rapport au judaïsme et au christianisme ?, il n'est pas possible de répondre autre chose que : absolument rien. Et cela, en dépit des apparences, sans qu'il s'agisse d'une déclaration d'hostilité à l'égard de l'islam. Nous sommes ici devant un simple fait, que quiconque peut vérifier simplement en lisant le Coran après avoir lu la Bible : à propos de Dieu, de sa nature, de sa volonté, de son statut par rapport à l'homme, l'islam n'apporte aux hommes strictement rien d'inouï, rien qui n'ait déjà été dit et redit d'innombrables fois avant lui.
   Sans doute de nombreux musulmans l'ignorent-ils, pour une raison simple : puisque le Coran se présente comme rendant caduques les révélations antérieures, très rares sont les musulmans qui connaissent la Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Cela leur paraît tout à fait inutile, puisqu'ils sont convaincus de posséder un livre qui remplace complètement ceux-ci. Cette ignorance les conduit alors naturellement à considérer comme nouvelles et propres au Coran, des choses qui sont en vérité très anciennes et qui étaient parfaitement connues bien avant lui. Mais il y a à cela un remède bien simple, qui permettra du même coup de ne pas tomber dans la polémique : il suffit que le musulman lise avec soin le Coran, qu'il fasse le bilan de ce que ce livre lui apprend à propos de Dieu et du rapport de Dieu avec sa création, puis qu'il lise la Bible : il ne pourra manquer de constater que tous les points essentiels indiqués par le Coran s'y trouvent déjà.
   Ce qui est dit dans ce texte peut être dit par un homme, pourvu qu’il connaisse le judaïsme et le christianisme. Son contenu fait donc partie de ceux dont on a dit plus haut que, dans le meilleur des cas, la révélation est pour eux une forme extérieure et empruntée, et non pas la seule forme (nécessaire, absolument indispensable) de leur expression. Mais il faut tenir compte ici d’un argument important avancé par les musulmans, à savoir que Muhammad, lui, ne connaissait pas et ne pouvait pas connaître les doctrines judaïques et chrétiennes (il était illettré, dit-on) ; par conséquent, même si le contenu du Coran était déjà connu par d’autres hommes, étant donné que lui, Muhammad, ne pouvait le connaître, cela suffit à montrer que la source de son discours devait nécessairement être Dieu (car lui-même ne pouvait pas « l’inventer »). On retrouverait ainsi l’adéquation entre contenu et forme, reconnue plus haut comme critère essentiel du caractère révélé d'un discours. Or cela appelle deux remarques :
   D’abord, l’adéquation entre contenu et forme reposerait entièrement, ici, non pas sur le fait que le contenu dépasse ce qu’il est possible de connaître par l’homme (en général, donc l’homme comme tel), mais seulement sur le fait qu’il dépasse ce qui pouvait être connu par un certain homme, compte tenu des circonstances particulières de la vie de cet homme-là (son entourage, son lieu et son mode de vie, etc.). Par conséquent, l’adéquation entre contenu et forme est elle-même fortuite, circonstancielle et extérieure ; elle ne tient pas à la nature précise de ce qui est dit, mais seulement à la nature particulière du mode de vie d’un individu (et d’un seul !). Autrement dit, c’est seulement pour Muhammad que ce qu’il a dit ne pouvait pas venir d’une source humaine ; mais pour des millions d’autres hommes, il était parfaitement possible d’avoir le même contenu sans qu’aucune révélation ne soit nécessaire.
   De plus, tout l’argument repose sur la certitude que Muhammad ne pouvait absolument pas connaître les doctrines judaïques et chrétiennes ; car c’est uniquement cela qui rendrait nécessaire une intervention divine, pour qu’il ait pu dire ce qu’il a dit. Or c’est là une affirmation extrêmement fragile (objectivement), tant il est bien connu et admis par les musulmans eux-mêmes que, près de l’endroit où vivait Muhammad, vivaient des communautés juives et des chrétiens (même « hérétiques », et même de simples individus isolés). Il faudrait donc admettre que jamais Muhammad n’a été en contact avec ces gens, alors que cela était pourtant tout à fait possible et même facile. Evidemment, on peut le croire ; mais il faut alors mesurer toute la fragilité du support de cette foi (ceci dit, comme toujours, sans nul esprit polémique mais par simple souci de raisonner logiquement).

 * * *

   Résumons-nous :
   1) Il est établi qu’il est possible que Muhammad ait connu les doctrines judaïque et chrétienne, et donc qu’il ait pu dire tout ce qu’il a dit (sur Dieu) sans qu’aucune révélation ne soit nécessaire. Certes, il reste que les propos de Muhammad sur Dieu peuvent s'expliquer de deux façons : soit comme étant révélés directement par Dieu, soit comme étant simplement empruntés aux deux religions monothéistes déjà existantes ; et l'on peut, certes, décider de choisir la première explication. Mais on ne peut pas contester que la seconde est parfaitement possible elle aussi (ce qui n'est pas le cas, rappelons-le, pour la révélation judaïque et la révélation chrétienne). Dès lors, le choix de la première n'apparaît-il pas comme purement gratuit ? Pourquoi croire que Muhammad a reçu une révélation de Dieu, alors que, à propos de Dieu, il ne dit rien de plus que ce que des millions de gens savaient déjà, si bien que n'importe qui pouvait donc dire exactement la même chose sans aucune nouvelle révélation ?
   2) Même en admettant qu’il n’ait pas connu les doctrines judaïque et chrétienne, et donc en admettant qu’il ait bénéficié d’une révélation, cette révélation n’en était une que pour lui, non en elle-même : donc une révélation purement individuelle, qui aurait simplement appris à un individu ce que des millions d’autres savaient déjà depuis longtemps.

* * *

   suite à venir

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[1]. Pour l’examen plus développé de ce point, voir la rubrique « Islam et Christianisme ».
[2]. Catéchisme de l’Eglise Catholique, §67.
[3]. Certes, en un sens, l’homme connaît une élévation par le simple fait que l’absolu se tourne vers lui : l’absolu établit la grandeur de l’homme en considérant celui-ci comme digne de son attention. Mais cette élévation et cette grandeur sont conférées, données à l'homme : il n’en est pas lui-même la source.
[4]. Parmi les penseurs contemporains, Jean-Luc Marion (Etant donné, Paris PUF, 1997) et Jean-Louis Chrétien (L’inoubliable et l’inespéré, Paris, DDB) sont de ceux qui ont le plus développé cet aspect de la thématique du don, chacun dans leur registre et dans leur style ; signalons que les travaux de J.-L. Marion, d’inspiration phénoménologique, sont assez techniques et assez ardus. On peut également lire, de Gildas Richard, Nature et formes du don (Paris, L’Harmattan, 2000), et des textes d’accès plus aisé sur le site http://philo.pourtous.free.fr .
[5]. Voir Tacite, Histoires, V, 4-5, au sujet des juifs ; Annales, XV, 44, au sujet des chrétiens.

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