Introduction
’islam
se fonde sur une parole qu’il présente comme révélée par Dieu, et donc
comme divine et non pas humaine. En cela il s’apparente au judaïsme et au
christianisme, qui tous deux, avant lui, ont affirmé et affirment toujours
se fonder sur une parole de cette nature. Ces trois religions ont donc en
commun de se donner pour des religions révélées. Or, comme on le sait,
chacune d’elles ne reconnaît pas ce statut aux deux autres ; du moins la
situation est-elle, à cet égard, fortement nuancée.
Pour le judaïsme, ni le christianisme ni l’islam ne sont des
religions révélées, en ce sens que, selon lui, ni l’Evangile ni le Coran
ne contiennent une parole véritablement inspirée par Dieu, encore moins
une parole dictée par Dieu (comme cela est le cas du Coran d’après
l’islam), et mille fois moins encore, si l’on peut dire, une parole
proférée directement par Dieu lui-même fait homme (comme l’affirme le
christianisme à propos de Jésus-Christ : ce dernier ne transmet pas
seulement la parole de Dieu mais est cette parole, et est Dieu lui-même
[1]).
Pour le christianisme, le judaïsme est bien une religion révélée :
c’est bien Dieu qui parle aux hommes, par le canal des prophètes juifs.
Sans doute les chrétiens affirment-ils que cette révélation demeure
partielle : car à leurs yeux, elle est grosse de promesses, dont la
réalisation ultérieure fait partie intégrante de cette révélation même.
Pour être pleinement elle-même, la révélation judaïque doit intégrer en
elle l’accomplissement des promesses dont elle est elle-même porteuse ;
l’essentiel de ces promesses consistant dans la venue du Messie, et le
christianisme considérant que cette promesse est accomplie en la personne
de Jésus-Christ, la révélation judaïque reste amputée d’une part
essentielle de sa propre substance, si elle n’accueille pas la révélation
christique comme son propre accomplissement. Mais en sens inverse, la
révélation chrétienne ne peut se penser autrement que comme
l’accomplissement de la révélation judaïque ; le christianisme se rendrait
lui-même inintelligible et impossible, s’il ne reconnaissait pas dans la
révélation judaïque le germe de la révélation chrétienne. Aussi les
chrétiens considèrent-ils la Thora comme faisant partie intégrante de l’Ecriture
Sainte ; les Ecritures chrétiennes ne se substituent pas à celles des
Juifs, elles ne rendent pas celles-ci caduques ou inutiles, mais elles s’y
ajoutent ou, selon l’image fameuse, se greffent sur elles. En revanche,
l’islam ne peut en aucun cas être reconnu, par les chrétiens, comme
porteur d’une parole révélée ; accomplissant de manière surabondante et
définitive la révélation divine, la venue, la vie et la résurrection du
Christ ne peuvent être suivies d’aucune nouvelle révélation
[2].
Pour l’islam, judaïsme et christianisme sont bien porteurs d’une
révélation divine, mais d’une révélation encore inachevée, qui ne
recevrait son plein accomplissement qu’avec lui-même, dans le Coran. Par
là l’islam nie le caractère définitif de la révélation chrétienne, et
ramène celle-ci au rang d’un moment important, mais partiel et relatif,
d’une révélation totale dont lui seul prétend être le dépositaire.
* * *
Que remarque-t-on aisément, au vu de cette
rapide présentation ? Premièrement, que la religion la plus ancienne dénie
à celle(s) qui apparaisse(nt) après elle le caractère de religion révélée,
et se présente comme contenant la révélation dans sa totalité : le
judaïsme refuse le caractère de religion révélée au christianisme, le
christianisme refuse la caractère de religion révélée à l’islam ; et
l’islam lui-même présente la révélation dont il se dit porteur comme
définitive, refusant à l’avance toute religion venant après lui qui se
prétendrait révélée. Certes, ces refus ne doivent pas être pris pour une
prétention à disposer de l’absolue totalité de la révélation divine, comme
si l’homme savait tout, désormais, de Dieu, de lui-même et de ses rapports
avec lui : ainsi, le judaïsme admet bien que la révélation dont il est
porteur a encore un avenir, autrement dit que l’homme a encore bien des
choses à recevoir de Dieu (pensons à l’attente du Messie, et à la
dimension eschatologique présente dans le judaïsme) ; et il en va de même,
mutatis mutandis, avec le christianisme (retour définitif du
Christ, jugement, vision béatifique) et avec l’islam (jugement, vie auprès
de Dieu). Mais ce qui est essentiel, c’est que dans chaque cas, l’avenir
de la révélation est conçu comme ne pouvant que prolonger et accomplir son
passé et son présent, de sorte que la révélation ultérieure ne sera pas
une autre révélation, mais bien toujours la même. Tout ce qui viendra
encore en fait de révélation ne pourra que venir s’inscrire dans l’horizon
fondamental que cette révélation, elle-même, s’est par avance ménagé pour
elle-même. En termes simples, cela signifie que l’on considère qu’aucune
nouvelle révélation ne sera de nature à justifier la naissance d’une
nouvelle religion.
On remarque deuxièmement que chaque religion plus récente prétend
« reconnaître » et « accomplir » la précédente, et non pas la remplacer
par quelque chose de complètement différent : le christianisme prétend
accomplir le judaïsme, l’islam prétend accomplir le christianisme et le
judaïsme. Sans doute y a-t-il à cet égard des différences d’extrême
importance, dont nous aurons à tenir compte : le statut reconnu au
judaïsme par le christianisme n’est pas le même que celui qui est reconnu
par l’islam au judaïsme et au christianisme, contrairement à ce que peut
laisser croire le rapide exposé qui précède ; ce qui suffit à le montrer,
c’est que, tandis que le christianisme incorpore véritablement l’Ecriture
des Juifs à la sienne, l’islam n’intègre pas la Bible dans son Ecriture
sainte, en ce sens que selon lui le Coran est absolument suffisant à lui
seul, et rend inutile et superflu les Ecritures antérieures. Mais demeure
néanmoins cette constante formelle : chaque religion plus récente présente
la (les) précédente(s) comme une simple préparation aboutissant à
elle-même, et y aboutissant comme à son terme définitif.
Si l’on s’en tient à ce double constat, il semble que la révélation
fasse l’objet d’une « dispute », de nature essentiellement polémique :
chacun paraît revendiquer jalousement la possession de la révélation
divine. S’agit-il de prétentions purement arbitraires, inspirées par
l’orgueil ou la soif de domination ? Aux yeux d’un observateur extérieur,
athée ou adepte d’une religion non monothéiste, il est tentant de répondre
aussitôt par l’affirmative : car ce qu’il lui semble voir, c’est le
spectacle consternant et peu sérieux de gens qui, tout en disant partager
certains principes fondamentaux, se « chamaillent » pour être reconnus
seuls possesseurs de la vérité en sa plénitude. Mais cette réponse est
trop rapide. Avant d’affirmer qu’il en va ainsi, il faut s’interroger avec
sérieux sur ce point : existe-t-il un moyen de savoir ou d’entrevoir si ce
qui se présente comme une révélation divine en est bien une ? Peut-on
discerner ce qui est révélation divine et ce qui ne l’est pas ? Et faut-il
admettre à cet égard la possibilité qu’il y ait des degrés plus ou moins
profonds de révélation, comme semblent le supposer les religions qui
regardent leur(s) devancière(s) comme une (des) étape(s) préparatoire(s) ?
Pour répondre à ces questions, une voie et une seule se présente : celle
qui consiste à scruter le plus profondément possible le sens de la notion
même de révélation, dont les trois religions monothéistes se réclament.
C’est ce que nous allons tenter de faire dans les pages qui suivent.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
I. L’idée de
révélation considérée en elle-même
1. Le sens très général de l’idée de révélation
nvisagée
en son sens religieux général et simple, la révélation désigne la
manifestation de l’absolu à l’homme, avec cette précision essentielle que
la source de cette manifestation n’est rien d’autre que l’absolu lui-même.
La révélation est manifestation de soi, par soi ; en elle, ce qui
manifeste et ce qui est manifesté ne font qu’un. Il faut donc distinguer
la révélation de toute découverte de l’absolu qui serait opérée par
l’homme lui-même. Dans la révélation, ce n’est pas l’homme qui, avec ses
moyens et ses forces propres (ceux de son esprit, ou de sa raison),
parviendrait à se hisser jusqu’à l’absolu, ou du moins à s’en approcher,
et qui parviendrait à en découvrir tel ou tel aspect. Un tel mouvement
s’effectuerait, pour ainsi dire, de bas en haut, de l’homme vers l’absolu,
il aurait donc en l’homme son point de départ et son moteur ; mais la
révélation est un mouvement inverse de celui-ci : de haut en bas, de
l’absolu vers l’homme. La révélation est une prise de connaissance de
l’absolu par l’homme ne résultant pas d’une conquête de l’homme, mais d’un
don de soi de l’absolu ; non pas d’une élévation de l’homme, mais de la
condescendance de l’absolu
[3].
Aussi, la manifestation de soi de l’absolu, dans la révélation, ne doit
pas être confondue avec la manifestation de l’absolu que l’homme a sous
les yeux, à travers le monde créé. On peut considérer, en effet, que la
simple existence du monde, sa beauté ou sa merveilleuse organisation, sont
elles-mêmes des manifestations de l’absolu, et qu’elles constituent, en ce
sens, une révélation. Mais premièrement, on ne peut dire que c’est alors
l’absolu lui-même qui se manifeste de façon directe ; car ce qui, dans ce
cas, est manifeste, c’est autre chose que lui, à savoir le monde ; quant à
l’absolu il se tient précisément au-delà de ce monde, au-delà de ce qui
est ainsi manifeste. L’absolu se manifeste donc, en vérité, dans ce cas,
comme ce qui est autre, et même tout autre que ce qui est visible et
manifeste. Deuxièmement, dans cette « révélation » indirecte, c’est bien à
l’homme qu’il revient de s’élever par lui-même jusqu’à l’absolu ou de
s’approcher de lui : c’est à l’homme de regarder le monde, de s’interroger
sur lui, et d’apprendre à l’utiliser comme un support pour aller au-delà
de lui. Or comme nous l’avons dit, la révélation dont il s’agit ici n’est
justement pas de cette sorte. Il s’agit d’une manifestation directe de
l’absolu, en ce sens que l’absolu ne s’y donne pas à deviner, mais s’y
exprime lui-même en personne. C’est pourquoi la révélation au plein sens
du terme ne s’effectue pas au moyen de réalités physiques créées,
considérées dans leur réalité propre (le monde et ce qui le compose, ou
même tel ou tel événement), mais au moyen de la parole : l’absolu se
révèle à l’homme en lui parlant, instaurant ainsi un rapport direct
(d’Esprit à esprit, ou de Personne à personne), dans lequel c’est bien lui
(sa volonté, sa pensée, ce qui est en son cœur) qui se manifeste tel quel.
A partir de cette esquisse, deux développements majeurs s’avèrent
possibles et nécessaires.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
2. Le fait même de la révélation
comme premier contenu de la révélation
Le premier point concerne ce que la révélation révèle. La
révélation, en effet, révèle forcément quelque chose. Ce « quelque
chose », c’est-à-dire ce qui est révélé, nous l’appelons le contenu de la
révélation. Notre interrogation porte maintenant sur ce point : qu’est-ce
donc au juste que la révélation révèle ? Quel est son contenu propre ? Or
sitôt cette question posée, il apparaît que le contenu de la révélation se
dédouble en deux aspects.
D’une part la révélation a pour contenu ce qui est dit en elle et
par elle. L’absolu, lorsqu’il parle, dit quelque chose. Il exprime par
exemple telle prescription, telle exigence, ou bien il apprend à l’homme
telle ou telle vérité (par exemple, que l’homme sera jugé après sa mort).
Cette prescription, cette exigence ou cette vérité constituent ainsi le
contenu de la révélation : ce sont elles que l’on indiquera, à celui qui
demanderait : « Que révèle donc l’absolu ? ». Ce contenu-là est assurément
le plus évident, le plus immédiatement repérable, et c’est à lui que l’on
pense en tout premier lieu.
Mais d’autre part, la révélation ne consiste jamais seulement en de
tels contenus. En effet, en chacun de ceux-ci et à travers chacun de
ceux-ci, autre chose est manifesté : à savoir, le fait même que l’absolu
s’adresse à l’homme et se révèle à lui. En se manifestant à nous, il nous
manifeste d’abord et avant tout qu’il est capable et désireux de se
manifester à nous. De ce fait, on peut dire que la première chose que
l’absolu révèle, c’est qu’il se révèle. Le contenu de la révélation n’est,
en ce sens, rien d’autre qu’elle-même : il n’y a pas d’un côté le fait que
l’absolu parle, et d’un autre côté ce qu’il dit dans cette parole, mais
c’est la prise de parole elle-même qui est à considérer comme le contenu
essentiel. C'est que Hans-Urs von Balthasar, par exemple, a fort bien
compris, et magnifiquement exprimé (lire
un extrait de cet auteur).
Ce point peut sembler étrange et sans grand intérêt, à première
vue. Il peut sembler que l’essentiel réside plutôt dans les prescriptions
ou les vérités que l’absolu nous fait connaître, et qu’il n’y a pas lieu
de s’attarder sur le fait qu’en nous les révélant, l’absolu nous montre
aussi qu’il se révèle à nous. Mais ce point est en vérité si important que
les autres contenus révélés (prescriptions, etc.) peuvent être tenus sinon
pour secondaires, du moins comme seconds par rapport à lui.
Quelle est, en effet, la grande nouvelle que l’absolu nous fait
connaître en s’adressant à nous ? De tout ce que la révélation nous
révèle, qu’est-ce qui est le plus extraordinaire ? Quel est l’aspect qui,
pour ainsi dire, commande et justifie tous les autres ? Précisément ceci :
l’absolu, qui par définition n’a aucun besoin de nous, qui pourrait très
bien nous laisser livrés à nous-mêmes et se désintéresser de nous, décide
pourtant, en toute liberté et par générosité pure, de se tourner vers
nous, de prendre souci de nous, et de nous élever au rang d’interlocuteurs
pour lui. C’est cette nouvelle qui est proprement stupéfiante. Pour le
comprendre, il suffit de se rappeler comment les Grecs, avant de recevoir
la révélation, se représentaient l’absolu : soit comme une substance
anonyme, sans visage ni subjectivité, dépourvue de volonté, d’intelligence
et de sentiment, incapable d’éprouver le moindre intérêt pour quoi que ce
soit ; soit comme un sujet doué d’intelligence et de volonté, mais
insoucieux de l’homme, et réservant toute son attention au seul être digne
d’en être l’objet : lui-même. Aussi, pour les Grecs anciens, toute
l’aventure de la recherche de l’absolu et de l’effort visant à le
rencontrer était entièrement à la charge de l’homme ; l’absolu, de son
côté, ne pouvait ni ne voulait en aucune façon s’en préoccuper, ou y
collaborer. Le désir de rencontre entre l’homme et l’absolu était
entièrement du côté de l’homme, et celui-ci était laissé à ses propres
forces pour tenter de satisfaire ce désir. Mais voilà l’incroyable coup de
théâtre de la révélation, la première et essentielle bonne nouvelle (en
grec : euangelion), la divine surprise : l’absolu nous parle ! Et
en un sens — disons-le ainsi par souci de clarté, même si, en toute
rigueur, ce n’est pas vrai — peu importe ce qu’il dit : c’est le fait même
qu’il veuille nous parler qui, plus que tout, nous éblouit et nous
bouleverse. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faut pas prêter
attention aux paroles précises qu’il nous adresse. Mais cela signifie que
l’on n’entendra pas correctement ces paroles, si on ne les relie pas en
permanence à ce pur souci de l’absolu envers nous. Nous ne saisirons pas
les paroles de l’absolu comme elles doivent l’être, si nous oublions
qu’elles ont ce souci pour unique source et unique justification, et
qu’elles sont toujours, pour ainsi dire, une suite, un développement et
une particulière incarnation de ce souci. C’est en ce sens précis que le
premier et le plus essentiel contenu de la révélation ne réside pas dans
les prescriptions ou les vérités considérées immédiatement en elles-mêmes,
mais dans le pur fait de la révélation elle-même.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
3. La révélation comme don de
l’inaccessible
Un second point doit être souligné : la révélation fait connaître à
l’homme ce que celui-ci ne peut absolument pas découvrir par lui-même.
Nous avons déjà indiqué que, dans la révélation, la vérité n’était pas
conquise par l’homme, mais donnée par l’absolu. Il faut encore insister
sur le fait que la conquête et le don ne sont pas, ici, deux manières
différentes de connaître la même chose ; ce que révèle la révélation ne
peut pas être connu par l’homme autrement que de cette façon-là. En ce
sens, la révélation souligne à la fois la petitesse et la grandeur de
l’homme. Sa petitesse, car elle manifeste son incapacité à atteindre la
vérité absolue par lui-même ; mais aussi sa grandeur, car il est capable
de recevoir cette vérité.
Ce point, correctement compris, éclaire un problème classique qui
concerne la question de la vérité. On dit souvent en effet : nous ne
pouvons savoir si la vérité absolue existe, et si elle existe, nous sommes
incapables de la connaître ; comment l’homme, qui dispose de capacités
finies, limitées, pourrait-il connaître et exprimer l’absolu ? Ne
serait-ce pas là une prétention exorbitante ? Et l’on en tire couramment
comme conséquence : n’essayons même pas d’entreprendre une telle tâche,
soyons humbles, consacrons-nous à ce qui se trouve à notre portée.
Concrètement, la petitesse de l’homme joue alors le rôle d’alibi pour
l’oubli de la question de la vérité absolue, et pour l’orientation de
l’activité humaine vers des soucis et des travaux purement mondains,
humains, et cela en plus avec les apparences d’une profonde humilité.
Mais ce qui est complètement oublié dans une telle vision des
choses, c’est que, si l’homme ne peut effectivement pas prétendre
s’emparer de l’absolu (comme un chasseur de sa proie, selon l’image
platonicienne), il reste à envisager et à admettre la possibilité que
l’absolu, lui, puisse se pencher vers l’homme et se donner à lui (comme
une proie consentante en quelque sorte). Tel est, redisons-le, le cœur de
l’idée même de révélation. Alors se découvrent en même temps la fausse et
la vraie humilité. L’attitude du renoncement à la vérité sous prétexte de
l’impuissance humaine est une humilité apparente, qui masque une grande
prétention. En effet, décréter que la vérité absolue ne peut être connue
par nous parce que nous ne pouvons nous élever jusqu’à elle, c’est
sous-entendre que cette élévation constituerait la seule manière possible
de la connaître ; c’est donc sous-entendre, du même coup, que la vérité
absolue ne peut pas, de son côté, se tourner vers nous et se donner à
nous : cette éventualité est exclue d’emblée, par principe. Mais cela
signifie alors que l’on prétend savoir de quoi l’absolu est capable ou
non, et donc qu’on prétend le connaître : on l’envisage d’avance comme
quelque chose d’inerte, qui pourrait seulement attendre passivement que
nous essayions de nous approcher de lui. Sans s’en rendre compte, on
affirme ainsi une certaine conception de l’absolu — qui correspond, peu ou
prou, à celle que développèrent les penseurs de la Grèce antique.
Si l’on veut être vraiment humble, il faut raisonner autrement.
Comme nous ne sommes pas capables de connaître l’absolu, nous devons
admettre que nous ne savons même pas s’il peut se révéler et s’il le
veut ; cette possibilité ne peut en aucun cas être exclue a priori (lire
une pensée de B. Pascal sur ce point). L’humilité se reconnaît à la
disponibilité ; il faut être prêt à reconnaître et à admettre même ce qui
déroute le plus notre raison, même ce qui déjoue le plus notre attente
[4]. Sans doute est-il stupéfiant et
incompréhensible pour nous que l’absolu se soucie de nous, et se donne à
nous ; mais justement : si nous refusons ce souci et ce don au motif que
cela nous est incompréhensible, alors nous prenons notre capacité de
comprendre comme mesure de ce qui est possible ou non. Il y a infiniment
plus d’humilité à accepter de recevoir ce don, et à se reconnaître par là
débiteur d’une dette infinie, qu’à prétendre décider souverainement de ce
que l’absolu peut et veut.
Soulignons-le : s’il y a quelque chose qui, dans la révélation,
excède absolument nos propres capacités de compréhension et de découverte,
c’est justement ceci : le fait que l’absolu prenne souci de nous.
Peut-être pouvons-nous, par les seules forces de notre raisonnement,
arriver jusqu’à connaître l’existence nécessaire d’un être absolu ;
peut-être pouvons-nous même, de la même manière, parvenir à comprendre que
cet absolu ne peut pas être une simple substance, mais doit être doué de
subjectivité, d’intelligence et de volonté (sans quoi il ne serait pas
vraiment absolu). On peut estimer qu’Aristote, par exemple, et peut-être
aussi Hegel, chacun à leur façon, sont parvenus jusqu’à ce point. Mais que
cet absolu s’intéresse à nous, se manifeste et s’offre à nous ! Cela n’est
pas déductible par le raisonnement. Et il y a à cela une raison : c’est
que cet intérêt, cette manifestation et cette offre ne sont pas les fruits
d’une nécessité, mais d’une libre décision. L’absolu pourrait très bien
s’en abstenir, il n’en a nul besoin pour lui-même. Et c’est précisément
cela qui ne peut être découvert autrement que par révélation : la décision
purement libre naissant dans le cœur. Déjà au niveau humain, nous sommes
absolument incapables de saisir, par nous-mêmes et de l’extérieur, ce qui
se passe dans le secret de la conscience d’autrui ; les véritables
intentions et sentiments d’autrui ne peuvent être connus par nous, que si
autrui décide librement de nous les faire connaître, de les manifester en
vérité : en un mot, s’il nous les révèle. Cela est connu par révélation
seulement, et seul cela a besoin d’être révélé.
N’arrive-t-il pas que certains hommes aient bien du mal à croire que
d’autres hommes s’intéressent sincèrement à eux, et les aiment ? Ne leur
faut-il pas parfois bien du temps, bien des efforts pour recevoir comme
vraie, avec confiance, l’assurance qui leur est faite que cet intérêt et
cet amour sont bien réels ? Combien cela est-il plus vrai encore,
s’agissant des pouvoirs, des volontés et des sentiments de l’absolu !
* * *
La révélation consiste donc en un libre
don, de l’absolu à l’homme, d’une vérité inaccessible pour ce dernier par
ses seules forces, et dont l’aspect premier réside précisément dans le
fait que l’absolu a souci de l’homme. Par là se précisent déjà nettement
les "critères" à la lumière desquels l'on peut tenter de reconnaître quand
il y a bien révélation divine, ou non. Mais comme ce point est d'une
importance tout à fait essentielle, il nous faut prendre le temps de le
préciser encore, en soulignant et en complétant ce qui précède.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
4. Synthèse : à quoi peut-on
reconnaître qu’un discours qui se présente comme une révélation divine en
est bien une ?
Il faut, en effet, que quelque chose
l’authentifie comme révélation, ou pour le dire simplement, il faut qu’il
y ait des raisons de penser que ce discours vient de Dieu plutôt que d’un
homme. Si on refuse qu’il y ait de telles raisons, cela signifie qu’il
faudrait accepter comme révélation de Dieu n’importe quel discours qui
prétendrait en être une : impossible alors de différencier une révélation
véritable d’un propos tenu par le premier « illuminé » venu ; impossible
aussi de répondre quoi que ce soit aux objections des athées, qui
affirment que toutes les prétendues révélations ne sont que des paroles
purement humaines se faisant passer pour divines.
Il faut donc chercher à définir des marques d’authenticité. Et pour
ce faire, s’appuyer sur l’idée même de révélation plutôt que sur tout
autre élément. Tel est le point qu'il s'agit ici de clarifier tout à fait.
* * *
Quand on cherche de telles marques, on
pense en premier lieu à des aspects tels que :
— les qualités formelles du discours (style, etc.).
— annonce par ce discours d’événements futurs (prophéties), qui une fois
effectivement arrivés, confirment qu’un pouvoir plus qu’humain est à
l’œuvre.
— annonce par ce discours de vérités portant sur l'organisation physique
du créé ("vérités scientifiques"), encore inconnues par les hommes à
l'époque où la révélation a lieu.
— les qualités morales ou intellectuelles du « messager » (celui qui
affirme avoir reçu de Dieu un discours, qu’il répète ensuite aux hommes).
Il semble naturel de faire confiance à quelqu’un qui a toujours fait
preuve d’honnêteté, de pondération, de sang-froid, etc., plutôt qu’à un
individu connu pour mentir souvent, ou pour être un exalté.
— capacités du messager à accomplir des miracles.
— réception du message accompagnée de miracles.
(On laisse de côté la marque qui consisterait dans une correspondance avec
des révélations antérieures, car cela ne fait que repousser le problème :
comment savoir si les révélations antérieures étaient bien des révélations
et non des inventions humaines ?).
Or rien de tout cela n’est décisif, tant que le discours considéré
en lui-même, dans son contenu, est tel qu’un homme peut en être la source.
Prenons un exemple volontairement simple : si un homme prétend qu’il a
reçu une révélation, et que le contenu de cette révélation est « La Terre
tourne autour du soleil », il n’y a pas de raison de penser que ce propos
vient de Dieu, car il est à la portée de n’importe quel homme de tenir ce
propos. Même si l’homme en question fait de nombreux miracles, qu’il est
d’une grande moralité, etc., cela n’y change rien : le contenu de son
propos n'a rien qui appelle une intervention divine.
Ce qui est vraiment décisif, c’est la question de savoir si ce qui
est dit peut avoir sa source en un homme ou pas ; tous les éléments
extérieurs, qui entourent ce contenu (circonstances, personnalité du
messager, etc.), sont secondaires. Autrement dit, il s’agit de se demander
si ce qui est dit dépasse absolument les capacités humaines. L’idée
générale est donc : ce qui constitue par excellence et logiquement le
contenu d’une révélation, cela doit être quelque chose qui ne peut venir à
la connaissance de l’homme que de cette façon. C’est cela, et seulement
cela, qui a « besoin » d’être révélé.
Bien sûr, rien n’empêche que Dieu dise à l’homme quelque chose que
l’homme aurait aussi bien pu trouver par lui-même, sans l’aide de Dieu
(comme dans l'exemple ci-dessus). Mais alors par rapport à un tel contenu,
la forme de la révélation est seulement contingente : autrement dit, elle
n’est qu’une simple possibilité parmi d’autres, puisque le même contenu
aurait pu être formulé même sans révélation. C’est en ce sens qu'il faut
dire que de tels discours ne sont pas pleinement conformes à l’idée même
de révélation : dans le meilleur des cas, ils ont avec celle-ci un rapport
extérieur et accidentel (puisqu’ils peuvent être exprimés sans elle). En
sens inverse, seuls sont pleinement conformes à l’idée de révélation des
discours qui ne peuvent absolument pas parvenir à la connaissance des
hommes, si Dieu ne les leur fait pas connaître : car c’est seulement dans
ce cas que quelque chose est vraiment révélé à l’homme. En termes un peu
plus techniques : c’est seulement dans ce cas qu’il y a parfaite
adéquation entre le contenu (ce qui est dit) et la forme (la manière dont
cela est dit : intervention divine).
* * *
Cela nous invite à être encore plus
précis, quitte à nous répéter un peu, pour tenir compte d'un type de
discours fréquemment tenu dans le monde musulman d'aujourd'hui. On voit en
effet des musulmans qui tentent de "prouver" le caractère révélé du Coran,
en montrant que celui-ci contient des "vérités scientifiques" que les
hommes de l'époque (VIIe siècle) ne pouvaient pas connaître, et qui n'ont
été découvertes que par la science du XIXe et du XXe siècle (sur le cycle
de l'eau, le développement de l'embryon, le nombre des couches de
l'atmosphère terrestre, etc.). Nous ne nous intéresserons pas ici à
l'exactitude de ces affirmations (ces vérités se trouvent-elles vraiment
dans le Coran, ou bien déforme-t-on le texte pour les y trouver ?
certaines de ces vérités n'étaient-elles pas déjà connues des hommes, et
indiquées par exemple dans la Bible, ou même en des écrits profanes -
comme ceux de Galien, par exemple, médecin grec du IIe siècle, sur le
développement de l'embryon ?) ; nous ne nous arrêterons pas non plus au
fait que de telles tentatives ont été faites également, et avec le même
degré de "réussite", sur la Bible chrétienne, la Thora... ou même les
pyramides d'Egypte (on trouve des gens pour soutenir que, si on étudie
attentivement la Grande Pyramide, ses proportions, son orientation, etc.,
on peut y "lire" non seulement de remarquables connaissances en astronomie
(ce qui est sans doute vrai), mais même des connaissances relevant de la
science la plus moderne...). Nous nous concentrerons seulement sur l'idée
que, même si de telles vérités se trouvaient dans le Coran, elles ne
pourraient pas être considérées comme des révélations au sens strict du
terme.
Ces vérités, en effet, ne sont pas en soi et absolument inaccessibles à
l'homme par lui-même. Elles ne dépassent pas par nature les possibilités
de connaître de l'homme, mais seulement (dans le meilleur des cas) ce que
l'homme pouvait connaître à une certaine époque. Ce qui le prouve, c'est
justement que l'homme a été capable de les découvrir plus tard sans
recourir au Coran, de façon purement autonome, en n'utilisant rien d'autre
que la capacité humaine de raisonner et de connaître. Or le contenu propre
de la révélation, ce n'est pas ce qui dépasse les possibilités de tel ou
tel homme en particulier, ni de tous les hommes de telle ou telle époque
seulement, mais ce qui dépasse les capacités de connaître de tous les
hommes et de tous les temps ; autrement dit, ce qui est inaccessible à
l'homme par nature. Il s'agit donc de contenus tels que jamais aucun
homme, si grandes que soient ses capacités et quelles que soient les
circonstances historiques en lesquelles il vit, ne peut parvenir à les
découvrir. Et cela, même si l'on imagine un homme qui parviendrait à
développer pleinement et complètement toutes les potentialités de l'esprit
humain, et qui disposerait pour cela d'un temps d'une durée infinie. Tout
ce qui peut ou pourrait être connu par l'homme moyennant seulement le
développement de ses capacités ne peut pas lui être révélé, si ce n'est en
un sens second et relatif : car les choses de ce genre, l'homme pourrait
les découvrir par lui-même, sans qu'une révélation divine soit nécessaire.
Si donc ces choses lui sont "révélées" en ce sens que Dieu lui-même les
lui apprend, il reste que, par rapport à elles, la révélation reste une
forme extérieure, seulement possible mais non absolument nécessaire : car
il y a encore une autre voie possible (celle de la raison humaine) pour
arriver jusqu'à elles. Inversement, répétons-le, ne peut être révélé au
sens strict et véritable du terme que ce qui ne peut absolument pas être
su, ni maintenant ni plus tard, ni par cet homme-ci ni par cet homme-là,
autrement que par une déclaration de Dieu.
Ainsi aucune "connaissance scientifique" ne peut, par définition,
faire l'objet d'une véritable révélation. Quels sont donc les contenus qui
le peuvent ? Ceux qui touchent à Dieu lui-même et aux décisions de son
infinie liberté. Encore une fois : son souci pour le monde et pour
l'homme, le dessein qu'il a pour eux, sa volonté d'inviter l'homme à
entrer en relation avec lui, la nature de cette relation ; et du coup,
certaines vérités sur le monde et sur l'homme, mais seulement sous l'angle
de leur signification dans le cadre du libre projet divin, de leur raison
d'être fondamentale, de leur fin dernière. En somme et derechef : tout ce
qui relève de la relation de Dieu à l'homme comme relation de Personne à
personne, d'Etre libre à être libre. Seul ce qui est de l'ordre de la
libre décision est par définition indéductible, imprévisible, inviolable
par un regard extérieur, et ne peut donc être su autrement que par
révélation. Et absolument rien d'autre.
* * *
A l’aide de ces points simples mais tout à
fait essentiels, nous pouvons maintenant tenter de considérer de plus près
les trois monothéismes et nous interroger sur le statut de religion
révélée qu’ils revendiquent.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
II. Pourquoi
reconnaître l'islam comme une religion révélée ?
1. Examen de la prétention du judaïsme et du
christianisme à être des religions révélées
e
judaïsme et le christianisme ont tous deux de solides raisons de se
présenter comme des religions révélées. En effet, par sa nature même, la
parole qu'ils conservent et transmettent ne peut être conçue que comme
révélée par Dieu et non inventée par l'homme. Cela ne signifie pas que ces
deux religions pourraient présenter des "preuves" de leur caractère
révélé, de sorte qu'il serait impossible de leur contester ce statut :
mais cela signifie qu'il existe une connexion logique entre ce qui est dit
dans cette parole, et la nature divine de la source de cette parole.
En ce qui concerne le judaïsme, le coeur même de la parole qui le
constitue réside précisément en ceci, que l'absolu est quelqu'un, qui a
créé l'homme et se soucie de lui, et invite celui-ci à entrer avec lui en
une relation se nouant dans le cours d'une histoire. Or un tel contenu ne
peut, par définition, avoir d'autre source que l'absolu, sauf à se
contredire et à se détruire lui-même : car répétons-le, la volonté de
l'absolu de se soucier de l'homme (alors qu'il pourrait très bien n'en
rien faire), et avant cela, le fait même que l'absolu soit capable de
souci, cela ne peut venir à la connaissance de l'homme autrement que si
l'absolu lui-même le lui apprend. S'il est vrai que l'absolu a souci de
l'homme, la révélation est logiquement l'unique voie possible pour que
cette vérité parvienne à l'homme. Ainsi, le contenu de la parole judaïque
est conforme aux caractères essentiels, dégagés précédemment, de l'idée
même de révélation : il s'agit par hypothèse d'une parole ne pouvant pas
provenir de l'homme.
Ce qui le confirme, de façon empirique et historique, c'est
l'extraordinaire nouveauté de cette parole, la différence radicale qu'elle
constitue par rapport à tous les discours religieux existant auparavant.
Jamais avant le judaïsme n'avait été exprimée l'idée d'un Dieu unique et
créateur, c'est-à-dire d'un absolu qui soit quelqu'un. Sans doute, en de
multiples traditions, s'était-on figuré que telle ou telle divinité avait
parlé à tel ou tel homme ; mais toujours cette divinité n'en était qu'une
parmi d'autres : il ne s'agissait pas de l'absolu lui-même. Quant à
l'absolu, précisément, on en avait bien quelque intuition, même confuse ;
mais il faut le redire : jamais cet absolu n'était conçu autrement que
muet, impassible et impersonnel. En bref, dans l'horizon religieux non
judaïque, un dieu peut parler mais ce dieu n'est pas l'absolu ; et
l'absolu existe, mais il ne parle pas.
La radicale nouveauté de la parole judaïque se manifeste alors
concrètement par ceci, qu'elle donne lieu à la naissance d'une nouvelle
religion – mais précisons bien : il ne s'agit pas seulement de
l'apparition d'une religion de plus, venant simplement s'ajouter à
l'immense foule des religions déjà existantes avant lui. La religion
judaïque tranche absolument sur toutes les autres, elle n'appartient pas à
leur famille. Toutes les religions pré-judaïques et non judaïques, en
effet, forment une seule et même grande famille, en dépit des multiples
différences apparentes qui les distinguent. Elles ne diffèrent entre elles
que par le degré. Mais le judaïsme, lui, diffère d'elles toutes par sa
nature. Ce qui en est un puissant indice, c'est le fait que, dès son
apparition, le judaïsme a été perçu par tout le reste du monde comme
quelque chose d'étranger, d'unique, d'aberrant. Tous les autres peuples
ont senti d'instinct, et immédiatement, qu'avec le peuple juif il ne
s'agissait pas d'un peuple ni d'une religion comme les autres, avec
lesquels on pût avoir des relations ordinaires. Cette réaction unanime en
dit long. Aux yeux des non juifs, par exemple des Romains, la multiplicité
des religions, des dieux et des cultes, était chose tout à fait naturelle
; le Romain ne sentait pas la religion égyptienne, par exemple, comme
quelque chose d'inouï et d'aberrant : cette religion, quoique différente
de la sienne, lui paraissait s'inscrire dans un ordre des choses identique
au sien, dans une conception générale du divin fondamentalement semblable
à la sienne. Rien de tel avec le judaïsme (comme, plus tard, avec le
christianisme) : le Romain y voyait quelque chose d'absolument
incompatible avec l'ordre habituellement admis, quelque chose venant
menacer dans son tréfonds la vision du monde, du divin et de l'humain qui,
en tous temps et en tous lieux, avait prévalu jusqu'alors. Aussi n'est-il
pas étonnant que le peuple juif, essentiellement en raison de son
extraordinaire religion, ait fait l'objet d'une réprobation, et même d'une
haine toutes spéciales : pour des Romains comme Pline le Jeune ou Tacite,
par exemple, les juifs (et les chrétiens) étaient ni plus ni moins que des
ennemis du genre humain [5].
Parce qu'il se fait l'écho d'une parole radicalement différente de
toutes celles que les hommes avaient proposées jusqu'alors, et même, plus
profondément, différente de ce que tout homme peut dire, le judaïsme peut
se présenter comme une religion révélée. Et en raison du contenu précis de
cette parole, il ne peut même pas, à vrai dire, faire autrement. Le
judaïsme peut et doit dire : " La parole dont je suis dépositaire, quel
homme pourrait en être l'auteur ?". Evidemment, cela n'empêche pas que
certains hommes refusent d'admettre le caractère révélé de cette parole,
et affirment qu'il s'agit là simplement d'une invention humaine. C'est ce
que disent, en particulier, les athées, par exemple Nietzsche et bien
d'autres avec lui. C'est pourquoi, nous l'avons dit d'emblée, les
considérations qui précèdent ne prétendent pas être des "preuves" du
caractère révélé de la religion judaïque, au sens où notre esprit serait
contraint de l'admettre comme une évidence irrécusable. Mais ce qu'il faut
comprendre, c'est qu'il est parfaitement logique que la parole judaïque se
présente comme révélée : cette parole diffère de tous les discours
religieux précédents, et la source dont elle prétend provenir diffère,
elle aussi et dans les mêmes proportions, de celle que les discours
antérieurs s'attribuaient. C'est pourquoi même l'athée, qui pense que
l'idée de révélation est elle-même une invention de l'homme, doit pourtant
admettre que le judaïsme est cohérent avec lui-même en affirmant que la
parole dont il est porteur a pour source l'absolu lui-même (et non pas
seulement telle ou telle divinité).
* * *
Il en va de même, et pour ainsi dire à
plus forte raison, avec le christianisme. Ce qu'il proclame, en effet, est
encore plus inouï que ce que professe le judaïsme (si une telle hiérarchie
peut vraiment avoir un sens), et exige encore plus d'avoir pour source
l'absolu en personne : car non seulement le christianisme conserve
l'affirmation que l'absolu est quelqu'un, qui a souci des hommes qu'il a
créés, mais il affirme en outre que ce souci va jusqu'à l'adoption, par
l'absolu lui-même, de la condition humaine. En termes de parole, on peut
encore exprimer ainsi le surcroît du christianisme par rapport au judaïsme
: tandis que, dans le judaïsme, Dieu (c'est-à-dire l'absolu comme
personne, et non un dieu comme ceux du paganisme) adresse à l'homme une
parole faite de mots et de phrases, donc une parole qui est seulement
quelque chose, selon le christianisme la parole adressée par Dieu à
l'homme est aussi et surtout faite de chair et de sang, douée de vie
intérieure et de subjectivité, donc une parole qui n'est pas quelque chose
mais quelqu'un, une personne.
Or s'il était déjà impossible à l'homme de découvrir par lui-même
que l'absolu est quelqu'un, et quelqu'un qui a souci des hommes, il est
tout autant impossible (ou même plus encore) à l'homme de savoir par
lui-même que l'absolu veut et peut s'incarner, se faire homme, sans rien
perdre pour autant de sa divinité. Pour les païens, il était inconcevable
que l'absolu fût quelqu'un qui s'intéressât aux hommes : aussi le message
des juifs leur paraissait-il irrecevable. Mais pour les juifs, il était et
il demeure inconcevable que l'absolu et l'homme puisse s'unifier en une
même et unique personne : aussi le message des chrétiens leur
paraissait-il et leur paraît-il toujours irrecevable et scandaleux.
L'incompatibilité qui existe, aux yeux des juifs, entre le christianisme
et leur propre horizon religieux, n'est pas moins grande, en un sens, que
l'incompatibilité qui existait, aux yeux des païens, entre le judaïsme et
leur propre horizon religieux. On comprend donc que la parole chrétienne,
elle aussi, justifie et appelle l'instauration d'une nouvelle religion (et
non pas seulement une réforme de l'ancienne). On comprend aussi que cette
nouvelle religion ne peut se concevoir autrement que comme révélée :
l'incarnation de l'absolu ne peut, par définition, être envisagée
autrement que comme ayant sa source dans l'absolu lui-même (sinon la
notion même d'incarnation perd tout sens), ni autrement que comme un
événement que l'homme peut seulement recevoir et constater, tant il excède
tout ce qu'il est capable d'envisager et de prévoir par lui-même. Ainsi,
comme le judaïsme (quoique avec le surcroît qui vient d'être indiqué) le
christianisme respecte les conditions essentielles de l'idée de
révélation.
Ici encore, il faut le préciser : on peut bien nier le caractère révélé de
la religion chrétienne, et affirmer que celle-ci est tout entière le fruit
de l'esprit humain ; mais ce que l'on ne peut nier, c'est que le contenu
doctrinal du christianisme appelle logiquement la forme de la révélation,
et par conséquent que le christianisme ne peut faire autrement que de se
présenter comme révélé (sauf à s'annuler lui-même) : car il prétend dire
quelque chose (et même quelqu'un !) de radicalement nouveau, qui, pour
être ce qu'il est, ne peut avoir d'autre source que l'absolu lui-même.
* * *
Il nous faut maintenant chercher à
comprendre si ce qui vient d'être dit du judaïsme et du christianisme peut
également être dit de l'islam, et si tel n'est pas le cas, pour quelles
raisons.
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
2. L'islam n'apporte rien de
nouveau
Nous savons désormais en quel sens cette question doit être
entendue : il ne s'agit pas de chercher s'il existe des "preuves" du
caractère révélé du Coran, mais de chercher si, comme dans le cas du
judaïsme et du christianisme, la parole énoncée dans le Coran requiert
logiquement la révélation divine comme forme et comme source. Nous savons
aussi, de manière plus précise, ce en vertu de quoi une parole appelle
logiquement la forme de la révélation : il faut que cette parole offre à
la fois une nouveauté radicale par rapport aux paroles antérieurement
entendues (c'est là un critère empirique, si l'on veut, non suffisant par
lui-même mais précieux à titre d'indice), et un surcroît radical par
rapport à ce que l'homme peut découvrir et dire par ses seules forces
(critère bien plus fondamental, et suffisant par principe).
Comme l'islam est né après que deux révélations aient eu lieu (ou
une seule, mais en deux grands temps à la fois distincts et coordonnés :
les deux "alliances"), l'on peut même préciser davantage : il s'agit de
savoir si le Coran apporte aux hommes quelque chose de plus que ce que la
(ou les) révélation(s) antérieure(s) annonçai(en)t déjà – littéralement :
quelque chose d'inouï –, et si cet éventuel "plus" est de nature telle,
que sa source ne puisse logiquement être que divine et non pas humaine.
Demandons-nous donc : qu'apporte l'islam de nouveau par rapport au
judaïsme et au christianisme ?
* * *
Cette question demande à être posée à
propos de l'essentiel, du coeur central dont tous le reste dépend,
c'est-à-dire : d'une part, Dieu considéré en lui-même, et d'autre part,
Dieu dans son rapport avec sa création.
A propos de Dieu en lui-même, tout d'abord, que nous dit le Coran ?
Au vrai, bien peu de choses : Dieu est unique, et il est source d'une
parole éternelle et incréée. On cherchera vainement, dans le Coran, quoi
que ce soit de plus. Assurément ce n'est pas rien : mais le problème est
qu'aucun de ces deux points n'était inconnu de l'homme, avant que Muhammad
ne les formulât : pour le dire rapidement, le premier est très
expressément révélé dans le judaïsme, et le second dans le christianisme
(peut-être même déjà dans le judaïsme également).
Si l'on considère ensuite Dieu dans son rapport avec ce qui n'est
pas lui, qu'en est-il ? Le Coran affirme que Dieu est l'origine et la fin
de toutes choses ; qu'il est le créateur de l'homme et du monde ; qu'il
est soucieux du sort de l'homme et désireux de le guider vers son bonheur,
qu'il est envers l'homme clément et miséricordieux, et qu'il le jugera en
toute justice après sa vie. Mais derechef : tout cela était connu depuis
des siècles et des siècles, par les Juifs et les Chrétiens, au moment où
Muhammad l'a dit.
Ainsi, sur l'essentiel, à la question qu'apporte l'islam de nouveau
par rapport au judaïsme et au christianisme ?, il n'est pas possible de
répondre autre chose que : absolument rien. Et cela, en dépit des
apparences, sans qu'il s'agisse d'une déclaration d'hostilité à l'égard de
l'islam. Nous sommes ici devant un simple fait, que quiconque peut
vérifier simplement en lisant le Coran après avoir lu la Bible : à propos
de Dieu, de sa nature, de sa volonté, de son statut par rapport à l'homme,
l'islam n'apporte aux hommes strictement rien d'inouï, rien qui n'ait déjà
été dit et redit d'innombrables fois avant lui.
Sans doute de nombreux musulmans l'ignorent-ils, pour une raison
simple : puisque le Coran se présente comme rendant caduques les
révélations antérieures, très rares sont les musulmans qui connaissent la
Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Cela leur paraît tout à fait inutile,
puisqu'ils sont convaincus de posséder un livre qui remplace complètement
ceux-ci. Cette ignorance les conduit alors naturellement à considérer
comme nouvelles et propres au Coran, des choses qui sont en vérité très
anciennes et qui étaient parfaitement connues bien avant lui. Mais il y a
à cela un remède bien simple, qui permettra du même coup de ne pas tomber
dans la polémique : il suffit que le musulman lise avec soin le Coran,
qu'il fasse le bilan de ce que ce livre lui apprend à propos de Dieu et du
rapport de Dieu avec sa création, puis qu'il lise la Bible : il ne pourra
manquer de constater que tous les points essentiels indiqués par le Coran
s'y trouvent déjà.
Ce qui est dit dans ce texte peut être dit par un homme, pourvu
qu’il connaisse le judaïsme et le christianisme. Son contenu fait donc
partie de ceux dont on a dit plus haut que, dans le meilleur des cas, la
révélation est pour eux une forme extérieure et empruntée, et non pas la
seule forme (nécessaire, absolument indispensable) de leur expression.
Mais il faut tenir compte ici d’un argument important avancé par les
musulmans, à savoir que Muhammad, lui, ne connaissait pas et ne pouvait
pas connaître les doctrines judaïques et chrétiennes (il était illettré,
dit-on) ; par conséquent, même si le contenu du Coran était déjà connu par
d’autres hommes, étant donné que lui, Muhammad, ne pouvait le connaître,
cela suffit à montrer que la source de son discours devait nécessairement
être Dieu (car lui-même ne pouvait pas « l’inventer »). On retrouverait
ainsi l’adéquation entre contenu et forme, reconnue plus haut comme
critère essentiel du caractère révélé d'un discours. Or cela appelle deux
remarques :
D’abord, l’adéquation entre contenu et forme reposerait
entièrement, ici, non pas sur le fait que le contenu dépasse ce qu’il est
possible de connaître par l’homme (en général, donc l’homme comme tel),
mais seulement sur le fait qu’il dépasse ce qui pouvait être connu par un
certain homme, compte tenu des circonstances particulières de la vie de
cet homme-là (son entourage, son lieu et son mode de vie, etc.). Par
conséquent, l’adéquation entre contenu et forme est elle-même fortuite,
circonstancielle et extérieure ; elle ne tient pas à la nature précise de
ce qui est dit, mais seulement à la nature particulière du mode de vie
d’un individu (et d’un seul !). Autrement dit, c’est seulement pour
Muhammad que ce qu’il a dit ne pouvait pas venir d’une source humaine ;
mais pour des millions d’autres hommes, il était parfaitement possible
d’avoir le même contenu sans qu’aucune révélation ne soit nécessaire.
De plus, tout l’argument repose sur la certitude que Muhammad ne
pouvait absolument pas connaître les doctrines judaïques et chrétiennes ;
car c’est uniquement cela qui rendrait nécessaire une intervention divine,
pour qu’il ait pu dire ce qu’il a dit. Or c’est là une affirmation
extrêmement fragile (objectivement), tant il est bien connu et admis par
les musulmans eux-mêmes que, près de l’endroit où vivait Muhammad,
vivaient des communautés juives et des chrétiens (même « hérétiques », et
même de simples individus isolés). Il faudrait donc admettre que jamais
Muhammad n’a été en contact avec ces gens, alors que cela était pourtant
tout à fait possible et même facile. Evidemment, on peut le croire ; mais
il faut alors mesurer toute la fragilité du support de cette foi (ceci
dit, comme toujours, sans nul esprit polémique mais par simple souci de
raisonner logiquement).
* * *
Résumons-nous :
1) Il est établi qu’il est possible que Muhammad ait connu les
doctrines judaïque et chrétienne, et donc qu’il ait pu dire tout ce qu’il
a dit (sur Dieu) sans qu’aucune révélation ne soit nécessaire. Certes, il
reste que les propos de Muhammad sur Dieu peuvent s'expliquer de deux
façons : soit comme étant révélés directement par Dieu, soit comme étant
simplement empruntés aux deux religions monothéistes déjà existantes ; et
l'on peut, certes, décider de choisir la première explication. Mais on ne
peut pas contester que la seconde est parfaitement possible elle aussi (ce
qui n'est pas le cas, rappelons-le, pour la révélation judaïque et la
révélation chrétienne). Dès lors, le choix de la première n'apparaît-il
pas comme purement gratuit ? Pourquoi croire que Muhammad a reçu une
révélation de Dieu, alors que, à propos de Dieu, il ne dit rien de plus
que ce que des millions de gens savaient déjà, si bien que n'importe qui
pouvait donc dire exactement la même chose sans aucune nouvelle révélation
?
2) Même en admettant qu’il n’ait pas connu les doctrines judaïque
et chrétienne, et donc en admettant qu’il ait bénéficié d’une révélation,
cette révélation n’en était une que pour lui, non en elle-même : donc une
révélation purement individuelle, qui aurait simplement appris à un
individu ce que des millions d’autres savaient déjà depuis longtemps.
* * *
suite à venir
écrire à
l'auteur
Retour au sommaire
[1].
Pour l’examen plus développé de ce point, voir la rubrique « Islam et
Christianisme ».
[2]. Catéchisme de l’Eglise
Catholique, §67.
[3]. Certes, en un sens, l’homme
connaît une élévation par le simple fait que l’absolu se tourne vers lui :
l’absolu établit la grandeur de l’homme en considérant celui-ci comme
digne de son attention. Mais cette élévation et cette grandeur sont
conférées, données à l'homme : il n’en est pas lui-même la source.
[4]. Parmi les penseurs contemporains,
Jean-Luc Marion (Etant donné, Paris PUF, 1997) et Jean-Louis
Chrétien (L’inoubliable et l’inespéré, Paris, DDB) sont de ceux qui
ont le plus développé cet aspect de la thématique du don, chacun dans leur
registre et dans leur style ; signalons que les travaux de J.-L. Marion,
d’inspiration phénoménologique, sont assez techniques et assez ardus. On
peut également lire, de Gildas Richard, Nature et formes du don
(Paris, L’Harmattan, 2000), et des textes d’accès plus aisé sur le site
http://philo.pourtous.free.fr
.
[5]. Voir Tacite, Histoires, V,
4-5, au sujet des juifs ; Annales, XV, 44, au sujet des chrétiens. |