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Islam et modernité

Introduction
 

 l est aisé de remarquer que l’islam, aussi bien par certains traits de sa doctrine que par certaines des coutumes qui lui sont associées, se concilie mal avec la modernité. Cette dernière suscite, chez nombre de musulmans qui sont loin d’être tous des intégristes, des réticences, des inquiétudes, voire une franche aversion. Et disons-le tout net : cette attitude est, dans une très large mesure, justifiée. Mais le refus partiel ou total de la modernité, tel qu’il est exprimé (à bon droit) par de nombreux musulmans, pose lui-même problème, à la fois quant à ses motifs et quant aux contenus qu’il vise sous le nom de modernité ; car ce terme est suffisamment équivoque pour que se fassent jour bien des malentendus. Il est, en particulier, une équation qui semble être assez communément admise dans le monde musulman, et qui est à la source de graves confusions : modernité = Occident = christianisme. On s’efforcera ici de signaler et, si possible, de dissiper quelques unes de ces confusions, et cela en partant du plus simple. On commencera donc par examiner le rejet de la modernité reposant sur le motif qu’elle est une émanation de l’Occident, en tenant compte du fait que ce motif se décompose lui-même en aspects fort divers.

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I. Le tort de la modernité est-il de venir d’Occident ?

 

1. Un mot sur l'attitude identitaire

 

ous ne nous arrêterons que très brièvement sur la version purement identitaire d’un tel rejet, car il s’agit là du mode d’opposition le plus simpliste, le moins légitime, et la nécessité de ne pas s’en tenir à lui se manifeste aisément. Cette attitude, en effet, a pour sens de reprocher à la modernité de provenir d’une certaine aire géographique, d’être quelque chose d’étranger, qui n’est « pas de chez nous », qui est très différent du monde en lequel ont vécu les ancêtres dont on descend. Et le refus de la modernité occidentale a alors pour corollaire l’affirmation d’une « identité » culturelle, à laquelle on prétend rester fidèle — sans voir, au passage, qu’il n’y a rien de si moderne que ce genre de revendication. Pour montrer l’insuffisance d’une telle position, il suffit de rappeler que l’islam lui-même est né en instaurant une rupture radicale avec une tradition et un horizon religieux préexistants (ceux de l’Arabie pré-islamique), et qu’il s’est répandu au loin avec une vigueur et une rapidité dont il est peu d’exemples, sans se laisser ralentir le moins du monde par le fait que, ce faisant, il venait bouleverser et même détruire « l’identité culturelle » des peuples conquis. Comment un musulman refuserait-il la modernité au seul motif qu’elle vient d’Occident, et qu’elle l’écarterait de la voie de ses ancêtres, alors que ses propres ancêtres ont tenté de conquérir l’Occident pour y faire régner l’islam venu d’Orient, après être eux-mêmes sortis de la voie de leurs propres ancêtres (« idolâtres ») ? A l’évidence, l’argument purement identitaire est irrecevable, et cela du point de vue musulman lui-même[1].

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2. L'Occident comme agresseur : un peu d'histoire

 

L’on tente parfois d’adopter une attitude plus sérieuse et plus légitime, en mettant en avant des raisons d’ordre historique. Au lieu de refuser la modernité pour la seule raison qu’elle vient d’ailleurs, certains musulmans la refusent au motif qu’elle émane d’un monde depuis toujours hostile à l’islam, qui l’a souvent agressé et a tenté de le dominer ; et les deux événements (ou groupes d’événements) historiques fort souvent mis en avant pour le montrer sont les Croisades et la colonisation. Passons sur le fait que ces deux ensembles d’événements appartiennent à des périodes très éloignées l’une de l’autre, et que ce n’est pas du tout du même Occident qu’ils émanent : nous y reviendrons. Attachons-nous plutôt à examiner si, du point de vue historique, l’on peut soutenir que ces deux entreprises ont constitué des agressions contre l’islam.

 

a. Les Croisades
   Il existe au sujet des Croisades beaucoup d’idées reçues et d’inexactitudes, qui ne sont pas véhiculées seulement par certains musulmans  (comme cela arrive, depuis toujours, dans tous les conflits, chacun cherchant à repousser la faute sur l’autre quitte à « arranger » la vérité historique pour ce faire), mais aussi et peut-être surtout par des historiens occidentaux, ou du moins certains d’entre eux, et cela dans le but de dévaloriser à la fois l’Ancien régime (« féodal ») et... le christianisme ; car c’est un point à ne jamais oublier si l’on veut comprendre quelque chose à l’Occident moderne : nul plus que lui n’a haï le christianisme — et sur cela aussi, nous reviendrons. Parmi ces idées reçues figure celle-ci : les Croisades ont été une entreprise « impérialiste » avant la lettre, animée par des motivations avant tout économiques et politiques selon certains, par des motifs avant tout religieux selon d’autres. Dans tous les cas, une telle vision des choses place l’Occident en situation d’agresseur, et lui attribue la responsabilité des violences qui s’ensuivirent. Venus de leurs lointains pays, les Croisés auraient apporté la guerre à de paisibles musulmans, qui se seraient trouvés placés, du coup, en situation de légitime défense [2].

   Or cette thèse est, telle quelle, historiquement insoutenable. Comme on le sait les grandes Croisades se sont étalées sur deux siècles, de la fin du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle. Dans ce laps de temps, de multiples expéditions eurent lieu et bien des motivations s’enchevêtrèrent ; et à un même moment, tous les Croisés n’étaient pas animés exactement des mêmes intentions. C’est pourquoi les historiens s’accordent sur la nécessité de ne pas traiter « les Croisades » comme un phénomène parfaitement uniforme et simple. Sans doute, au fil du temps, des considérations d’ordre économique et politique sont-elles venues se mêler au souci purement religieux, chez certains Croisés. Sans doute aussi le souci religieux prenait-il, chez certains d’entre eux, la forme d’un désir offensif de conversion des « Infidèles ». Sans doute encore, lors des toutes premières Croisades, certaines expéditions furent effectuées spontanément par des groupes extrêmement mal préparés, très mal encadrés, rétifs à toute discipline, qui se livraient au pillage et au meurtre à l’égard des premiers musulmans rencontrés en Orient, mais aussi, le long du chemin, à l’égard de populations chrétiennes ! Tel fut le cas de la fameuse « Croisade des pauvres gens », menée par Pierre l’Ermite, et de celle de Gautier Sans Avoir, en 1096. Sans doute enfin, par la suite, les expéditions beaucoup plus « officielles » (décidées et encadrées par des « barons », des rois, et par l’Eglise latine), mieux organisées et bien plus disciplinées, ne furent pas elles-mêmes exemptes de toute exaction et de tout excès de violence. Nul ne le conteste. Mais qu’en est-il des raisons de ces expéditions, auxquelles tant d’hommes sacrifièrent leurs bien et leur vie ? Pourquoi des milliers d’Occidentaux se sont-ils lancés, à la fin du XIe siècle, dans une aventure si risquée ?

Si certains barons étaient clairement mus par un désir d'enrichissement, tel n'était pas le cas de l'immense majorité des Croisés ; et du reste, à l’immense majorité d'entre eux, l’aventure coûta infiniment plus qu’elle ne rapporta. Le motif n'était pas non plus de trouver un exutoire à l’expansion démographique du moment, comme on l’a dit parfois : celle-ci n’était nullement d’une ampleur telle, que les territoires occidentaux eussent été insuffisants pour y faire face. Ce n'était pas même le prosélytisme religieux : les hommes d’Occident fussent restés chez eux, si la possibilité leur avait été laissée de voyager et de séjourner en terre sainte (avant tout, à Jérusalem) dans des conditions acceptables. La vérité historique est, ici, simple et incontestable : les Croisades ont été lancées parce que des territoires chrétiens ont été envahis par des musulmans, et parce que les chrétiens, en terre sainte, recevaient des musulmans un traitement toujours plus brutal, avant de se voir interdire pratiquement tout accès aux Lieux Saints.

Tels sont les faits. Entre 638 (prise de Jérusalem par les Arabes) et le début du XIe siècle, les chrétiens d’Orient — installés à demeure ou en pèlerinage — peuvent pratiquer leur culte, mais cette « tolérance » s’accompagne d’une multitude de contraintes, de vexations et même de violences. Les pèlerins chrétiens, arrivant en Palestine, sont très souvent agressés, rançonnés ou même assassinés par des bédouins, des pillards ou des hommes à la solde de l’un des innombrables potentats locaux. Ceux qui résident dans le pays sont astreints à porter des signes distinctifs et à payer un impôt spécial (la djizya), il leur est interdit de construire de nouvelles églises, et ils ne peuvent accéder au Saint-Sépulcre qu’en acquittant un tribut. Certains sont convertis de force à l’islam. En 1009, le sultan Fatimide al-Hâkim fait détruire le Saint-Sépulcre (pour mesurer la gravité de cet acte, imaginons par exemple que des chrétiens détruisent la principale mosquée de La Mecque !). Certes, il arrivait que régnassent des périodes de moindre violence à l’égard des chrétiens, comme ce fut le cas sous les empereurs Constantin VIII et Constantin IX, entre 1025 et 1055 environ, suite à des accords passés entre chrétiens et musulmans. Mais même alors les exactions des musulmans étaient loin de cesser tout à fait [3]. Sur ces faits les témoignages sont unanimes, et certains émanent de membres de l’Eglise grecque (comme Michel le Syrien), donc de chrétiens orientaux franchement hostiles à Rome, et peu soucieux de favoriser les pèlerins chrétiens venus d’Occident : il ne s’agit donc pas d’une « propagande occidentale ».

Suite à la prise de Jérusalem par les Turcs Seldjoukides en 1078, les pèlerinages deviennent très vite impossibles pour les chrétiens, sans un très grand risque d’y laisser leur vie. Or à la période dont nous parlons, comme le montrent de très nombreux témoignages historiques, le pèlerinage à Jérusalem était pour les chrétiens d’Occident l’une des plus grandes oeuvres de foi qui se puisse accomplir. Pour prendre là encore une comparaison éclairante, imaginons donc que des chrétiens empêchent les pèlerins musulmans de se rendre à La Mecque : cet événement serait d’une gravité tout à fait comparable. La communauté musulmane du monde entier (la oumma) ne se sentirait-elle pas le devoir de tout faire pour que cesse une telle situation ? Et si, de par le monde, étaient montées des expéditions militaires pour rendre le lieu saint de l’islam accessible aux pèlerins, les participants à ces expéditions seraient-ils vus par les musulmans comme des envahisseurs agressifs, ou comme des défenseurs ? Comme des barbares belliqueux, ou comme des héros — voire des martyrs ?

 

***

 

En somme, l’on ne peut avoir une vision juste des choses qu’en s’efforçant de prendre en compte tous les points de vue en présence. Pour les populations musulmanes civiles qui subirent les violences de certaines bandes d’aventuriers venus en Orient avec Pierre l’Ermite ou Gautier Sans Avoir, il est logique que les Occidentaux soient apparus comme des agresseurs barbares. Mais il est non moins logique que les chrétiens d’Occident aient ressenti comme une intolérable agression les innombrables violences dont étaient victimes leurs coreligionnaires d’Orient, ou leurs propres compatriotes lorsqu’ils allaient en pèlerinage à Jérusalem. Ils avaient même de bonnes raisons de penser qu’en entreprenant les Croisades, ils faisaient acte de défense, et non d’attaque, contre l’islam. En tout état de cause, il est hors de doute que, historiquement, des chrétiens et des musulmans, ceux qui ont les premiers envahi des territoires possédés par les autres, et qui y ont imposé leur religion comme religion sinon obligatoire, du moins dominante, ce sont les musulmans et non les chrétiens. Si agresser signifie : venir s’imposer par force à des gens qui ne vous ont rien demandé et qui ne vous ont fait aucun tort, alors, historiquement, le premier agresseur est l’islam. Ce n’est point de la polémique que de le dire aussi nettement ; c’est tout simplement énoncer un fait. Disons donc, pour conclure, que les musulmans doivent reconnaître qu’en cette affaire, les torts sont au minimum partagés.

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b. La colonisation

   La domination de certains Etats occidentaux (en particulier la France) sur de nombreux peuples arabes et/ou musulmans, au cours des XIXe et XXe siècles, est un incontestable fait. Et tout aussi incontestablement cette domination, dans son instauration puis dans son exercice, a présenté une dimension d'agression et de violence envers les peuples en question. Mais encore faut-il y regarder de plus près si l'on veut éviter les jugements rapides et simplificateurs.

Il faut d'abord oser se demander si, à certains égards, cette colonisation occidentale n'a pas été porteuse de bienfaits pour les peuples dominés. Voilà une interrogation qui, de nos jours,  paraîtra peut-être choquante.  Pourtant, à considérer les choses avec objectivité, on ne peut guère nier que dans les domaines de la santé, de l'économie ou de l'instruction, par exemple, les pays occidentaux et la France en particulier ont fait oeuvre positive pour les populations colonisées, et cela au prix d'investissements considérables [4]. Et, chose plus essentielle encore, l'on peut légitimement se demander si l'entreprise colonisatrice n'a pas aussi apporté, même de façon imparfaite et relative, une certaine idée de la personne humaine, de sa dignité et de ses droits, à des peuples qui parfois les méconnaissaient plus ou moins gravement, tant en théorie qu'en pratique.

Bien sûr, de tels propos peuvent être interprétés comme d'insupportables manifestations "d'européocentrisme" ou "d'impérialisme culturel" : ils ne cadrent guère avec le relativisme ambiant, qui veut que toutes les cultures et toutes les pratiques se valent, et qu'aucune ne puisse se prétendre préférable à une autre. Mais outre que, une fois encore, une telle position est justement typique de la modernité occidentale, force est de remarquer que la colonisation a été dénoncée et combattue, précisément, au nom de la dignité des individus et des peuples, c'est-à-dire au nom d'idées importées par la colonisation elle-même, et qui n'avaient pas cours parmi les peuples colonisés avant que l'Occident ne les y introduisît.

On peut aussi, tout en admettant que l'apport de l'Occident ne fut sans doute pas entièrement négatif, se demander s'il justifie l'agression armée et la domination par la force qui l'ont rendu possible, ainsi que les diverses humiliations qui l'ont, trop souvent, accompagné. Incontestablement, cette question se pose et il faut se garder d'y répondre trop hâtivement, dans un sens comme dans l'autre. Mais, s'il est vrai qu'une certaine violence accompagne nécessairement toute colonisation, alors, le refus de toute violence signifie le refus de la colonisation dans son principe même, et non pas seulement de celle que pratiquèrent les Occidentaux.

Or il faut ici le redire : les musulmans ont colonisé des terres occidentales, bien avant que les Occidentaux ne colonisassent la moindre parcelle de "terre d'islam". Pensons seulement à la partie ouest de l'Afrique du nord, à la Sicile et à l'Espagne... pour ne rien dire de terres non occidentales, mais chrétiennes au moins en partie (Moyen-Orient, partie orientale de l'Afrique du nord). S'ils n'avaient été arrêtés à Poitiers en 732, les musulmans eussent peut-être imposé leur domination à toute l'Europe de l'ouest, chrétienne depuis plusieurs siècles à cette date : telle était du moins, incontestablement, leur ambition. Ainsi donc, si la colonisation réalisée par l'Occident est légitimement critiquable, elle ne l'est pas plus que celle qui fut réalisée auparavant par l'Orient musulman. Encore faut-il ajouter que la conquête islamique fut essentiellement religieuse en son principe, ce qui n'est pas le cas des entreprises colonisatrices occidentales des XIXe et XXe siècles. La troisième république française n'a pas conçu la colonisation comme une offensive contre l'islam comme tel ; alors que les conquêtes arabes étaient clairement faites au nom de l'islam et contre d'autres religions, entre autres le christianisme.

Enfin, il faut considérer avec circonspection cette idée, aujourd'hui  fort répandue : l'islam conquérant aurait fait preuve de bienveillance et de "tolérance" à l'égard des peuples conquis, notamment en matière religieuse. On invoque souvent, à cet égard, le cas de l'Andalousie, comme une sorte de modèle de domination douce et harmonieuse. En réalité, les musulmans d'Espagne ont pratiqué le système ordinaire des Etats musulmans qui acceptaient sur leur sol la présence de religions autres que l'islam (ce qui était plutôt l'exception que la règle : rappelons qu'au moment où les musulmans ont été chassés d'Espagne après la Reconquista, aucun Etat musulman ne tolérait le culte chrétien sur son territoire ; rappelons aussi que c'est encore le cas aujourd'hui même, dans un très grand nombre d'Etats musulmans). Ce système est bien connu, et il est semblable à celui qui régna un temps au Moyen-Orient avant les Croisades : on tolère l'existence des chrétiens, mais ceux-ci sont soumis à des taxes spéciales, n'ont pas le droit de porter des armes, ne peuvent bâtir aucune nouvelle église ni se livrer à aucune manifestation publique de leur foi (processions...) ; et tout musulman se convertissant au christianisme est passible de la mort. La "tolérance" est donc toute relative. Sous la domination des Almoravides puis des Almohades (fin XIe - début XIIIe), la situation des chrétiens est même franchement critique : les entreprises de conversion forcée à l'islam se multiplient ; les chrétiens qui refusent d'abjurer sont tués ou déportés, parfois par villages entiers. En somme, le but est clairement de parvenir à l'extinction du christianisme en terre conquise, tantôt de façon immédiate par la violence pure, tantôt sur le plus long terme par de fermes "incitations" [5].

 

* * *

 

Que faut-il en conclure ? Non pas que l'Occident est irréprochable, et que sa colonisation de peuples arabes et/ou musulmans des XIXe et XXe siècles est à considérer comme une oeuvre purement bienfaitrice ; mais du moins que, premièrement, cette entreprise colonisatrice n'a pas été dirigée contre l'islam comme tel, et deuxièmement, qu'elle n'a pas été plus violente que toutes les autres entreprises du même genre menées au cours de l'histoire, en particulier par les musulmans eux-mêmes. L'on peut même soutenir qu'en matière de religion, la domination française en Afrique du nord, par exemple, a été bien plus tolérante que ne le fut aucune des dominations musulmanes en terres chrétiennes, y compris celle d'Espagne.

Cette fois encore l'image d'un Occident agressif et impérialiste et celle d'un monde islamique pacifique et tolérant apparaissent comme des déformations de la vérité historique. Il faut renoncer une fois pour toutes à l'équation modernité = Occident = agresseur séculaire de l'islam. Cela enlève aux musulmans d'aujourd'hui une fausse raison de rejeter la modernité. Mais cela signifie-t-il que leur rejet de la modernité est injustifié ? En aucune façon. Car ils peuvent appuyer ce rejet sur d'autres raisons, bien meilleures et d'une autre nature.

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II. La modernité mise en cause dans son principe même

 

1. Négation de la transcendance de Dieu par rapport à l'homme

 

ême si les motifs qui viennent d'être indiqués entrent, au moins pour une part (et parfois peut-être inconsciemment), dans le rejet de la modernité par de nombreux musulmans, ils sont loin d'être les seuls. Non moins nombreux sont les musulmans qui adressent à la modernité des reproches visant, non pas sa provenance géographique ou historique, mais sa substance même, c'est-à-dire : la vision proprement moderne du monde, de l'homme, de l'existence humaine. C'est cette vision considérée en elle-même, sa signification, qui sont alors mises en question. Ce genre de critique ne relève plus du "repli identitaire" ni de la rancune historique, même si certains défenseurs de la modernité s'efforcent de l'interpréter ainsi, pour éviter de regarder le problème en toute sa profondeur. La modernité éprouve une certaine difficulté à admettre qu'on puisse la critiquer, ayant tendance à croire que la critique ne peut, par essence, que la servir ; et sa difficulté à entendre la critique devient particulièrement grande, lorsque celle-ci est peu ou prou d'inspiration religieuse.

Et pourtant... L'homme religieux est particulièrement apte à considérer la modernité avec distance, et à en apercevoir les aspects les plus problématiques. De manière générale, l'homme de foi a le souci du sens de l'existence – il ne prend pas celle-ci comme quelque chose d'immédiat, qui va de soi – et il est naturellement attentif à ce qui menace, appauvrit ou risque d'abolir ce sens. Le monothéisme, en particulier, insuffle à celui qui y adhère le souci constant de maintenir l'existence de l'homme dans une lumière qui ne vient pas de l'homme lui-même, et donc, de refuser toute tentation d'un repli de l'homme sur lui-même, comme si celui-ci pouvait se suffire, comme si son existence était quelque chose qui lui appartînt souverainement, et comme si l'honneur de l'homme consistait à n'avoir jamais besoin que de lui-même. Tout homme de foi, et spécialement le fidèle de l'un des monothéismes, voit le monde et l'homme comme étant ce qu'ils sont seulement en rapport avec autre chose qu'eux-mêmes, avec une transcendance : Quelque chose, ou plutôt Quelqu'un qui les dépasse infiniment et absolument. En un sens, l'islam nourrit et favorise particulièrement ce sentiment que la vie dans et par le monde n'est pas une fin en soi, qui constituerait un tout clos et suffisant ; car l'islam insiste spécialement sur le caractère limité, ou même le caractère de néant du monde et de l'homme considérés en eux-mêmes, à l'état isolé (lire quelques versets du Coran sur ce point). Le musulman, et en général le fidèle d'un monothéisme, sentent qu'il y a là un point d'une importance absolue. Ils flairent avec une particulière acuité tout ce qui va à l'encontre, et souvent, dans la mesure où cela leur est possible, ils le refusent avec intransigeance, élevant la netteté de leur rejet à la hauteur de l'infinité de l'enjeu.

Or en quoi  la modernité consiste-t-elle essentiellement ? Elle présente certes une multitude de faces et d'aspects, qui rendent d'abord malaisée une appréhension globale. Pourtant, la modernité possède bien un principe d'unité, un coeur en quelque sorte, qui rassemble et anime ces aspects pour en faire un tout cohérent. Et peut-être ce coeur réside-t-il précisément en ceci : la décision prise par l'homme de ne compter que sur lui-même, de ne dépendre que de lui-même, et d'être en somme a lui-même son propre centre.

Dans le domaine de l'action ou de la conduite, cela signifie que l'homme moderne se reconnaît à sa volonté de n'admettre aucune règle ni aucune loi qu'il n'ait lui-même fixée.

Dans le domaine de la connaissance, cela signifie que l'homme est moderne dans la mesure où il décide de n'admettre comme vrai que ce qu'il est capable de voir et de comprendre par lui-même.

Au coeur de la modernité apparaît ainsi le refus de toute transcendance par rapport à laquelle l'homme serait fondamentalement dans la position d'un débiteur. Ce refus, au vrai, peut prendre diverses formes. L'athéisme, comme négation lucide et décidée de l'existence d'un absolu transcendant personnel, n'est que l'une d'entre elles. Dans la modernité la plus contemporaine, c'est plutôt une profonde indifférence à l'égard de tout au-delà qui prévaut : indifférence si installée, si habituelle, que l'athéisme militant n'a plus guère de raison d'être. Le manifeste fondamental de la modernité pourrait alors s'énoncer ainsi :

Nous, hommes modernes, ne savons pas s'il existe un Dieu et un au-delà de l'existence présente ; nous considérons comme acquis que cela est entièrement affaire de croyance personnelle, subjective et invérifiable. C'est pourquoi, tout en laissant aux individus la possibilité d'orienter leur existence privée en fonction de telles croyances, si cela leur chante, nous allons édifier un monde en lequel rien de ce qui est public et collectif, rien de ce qui concerne le vivre-ensemble des hommes, ne prendra en compte quelque croyance religieuse que ce soit. Le monde commun des hommes sera bâti par nous exactement comme si Dieu (quel qu'il soit) n'existait pas ; ce monde sera bâti par nous exactement comme s'il n'avait pas d'au-delà et constituait lui-même l'horizon total et définitif de l'homme. Cela ne signifie pas que l'horizon de notre monde sera fixe, et qu'aucun progrès ne sera possible : au contraire, bien des aventures et des "avancées" y prendront place ; mais cela signifie qu'il est entendu, une fois pour toutes, que le progrès ne pourra jamais consister qu'en un déplacement des limites du monde, jamais dans le franchissement de celles-ci.

Par là se trouve niée en fait la transcendance de Dieu par rapport à l'homme : sans affirmer positivement que Dieu n'existe pas (voire en affirmant l'existence d'un certain "Etre suprême", "en présence" et "sous les auspices" duquel est prononcée la Déclaration des droits de l'homme de 1789, par exemple), l'on a pris la décision d'agir comme si c'était le cas. Or cette négation ne peut manquer de se répercuter en une autre : celle de la transcendance (relative) de l'homme lui-même par rapport au monde.

 

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2. Négation de la transcendance de l'homme par rapport au monde

 

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[1]. Dans le Coran, on voit Abraham rompre avec les croyances polythéistes de son père, et même inviter ce dernier à se convertir à une foi nouvelle ; le père d’Abraham refuse, menace son fils, et celui-ci est ainsi amené à s’exiler. Dans ce passage, l’attitude d’Abraham est clairement présentée comme louable, et celle de son père comme répréhensible. Cela montre de façon nette que, selon l’islam lui-même, vouloir rompre avec la tradition des ancêtres n’est pas du tout une faute en soi ; au contraire, dans l’épisode du dialogue entre Abraham et son père, c’est l’attachement viscéral à la tradition qui constitue une faute grave. Cf. XIX, 41-48.

[2]. Voir par exemple Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris, Lattès, 1983 : les Croisades auraient été et seraient toujours considérées par les Arabes, et cela à juste titre selon cet auteur, comme une pure agression à leur encontre, un « viol ».

[3]. Guillaume de Tyr rapporte dans son Histoire des Croisades comment des musulmans entraient parfois dans des édifices religieux chrétiens, et saccageaient ceux-ci, brisant les objets du culte et les ornements, malmenant les prêtres.

[4]. Comme l'a montré l'historien Jacques Marseille, et contrairement à une opinion souvent admise, la colonisation n'a pas enrichi la France économiquement, mais a constitué pour elle une lourde charge, surtout dans sa dernière phase. Aussi la décolonisation n'a-t-elle pas entraîné de régression pour l'économie française : au contraire, elle a été suivie presque immédiatement par une spectaculaire embellie de celle-ci. Cf. Empire colonial et capitalisme français, Paris, Albin Michel, 1984. 

[5]. Voir entre autres : Philippe Conrad, Histoire de la Reconquista, Paris, PUF, "Que Sais-Je?", 1999 ; Manuela Martin, Al-Andalus et les Andalousiens, Edisud, 2000 ; Joseph Pérez, Brève histoire de l'Inquisition en Espagne, Paris, Fayard, 2002.
 

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